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Langues anciennes et langues vivantes : échanges de pratiques

13 / 09 / 2012 | le GREID Lettres


Par Guillaume Duez, professeur-formateur de l’académie de Créteil

 

S’interroger sur le lien entre langues anciennes et langues vivantes, non pas en soi mais dans le cadre de l’enseignement secondaire, engage d’emblée, et peut-être plus encore pour le professeur de Lettres Classiques, la question du sens de ces échanges. De toute évidence, il ne s’agit pas ici d’inviter à adopter une posture imitative à l’égard de nos collègues de langues vivantes, ni de dénaturer nos disciplines de manière à en faire des leurres pour nos élèves en se rapprochant à l’excès de la didactique des langues vivantes. L’enjeu serait bien davantage de s’interroger sur la façon dont le cours de langues anciennes peut s’enrichir de ses liens avec les langues modernes, et en particulier comment il peut offrir aux élèves un approfondissement de leur connaissance de ces langues.

 

Dans quel cadre et dans quelle perspective aborder le lien entre langues anciennes et langues vivantes ?

Posons peut-être pour commencer une distinction, qui sera une clef de notre réflexion, entre approfondissement des compétences linguistiques et connaissance des langues vivantes étrangères.

Approfondir sa connaissance des langues vivantes en cours de langues anciennes ne supposerait pas en effet que l’enseignant connaisse lui-même la plupart des langues enseignées dans le secondaire afin d’orienter son enseignement du latin et du grec vers une meilleure compréhension de celles-ci au point d’en faire sa visée véritable. Mme Klein, proposant de réfléchir aux résonances du cours de langues anciennes avec le socle commun[1], établit clairement que le lien entre la classe de Langues et Cultures de l’Antiquité et la compétence 2 du socle se joue dans le développement de « la capacité de comprendre un énoncé », dans le fait d’« acquérir des connaissances grammaticales nécessaires à la maîtrise du code linguistique », enfin dans celui d’« acquérir du lexique, qui est au cœur d’un grand nombre de langues vivantes ». Au cours du séminaire national de 2012[2], Mme Klein, toujours, soulignait que créer une familiarité avec le grec moderne ou le russe pour un helléniste de collège ou de lycée n’obligeait pas nécessairement à faire des ponts explicites entre ces trois langues.

L’enjeu serait donc plutôt de mettre à jour les compétences linguistiques communément en jeu en classe de Langues et Cultures de l’Antiquité et en classe d’anglais, d’allemand ou encore d’espagnol et de participer ainsi au développement de ces compétences. Loin de se mettre au service d’une bonne connaissance des langues vivantes, il s’agirait en somme, en lien avec la réflexion sur le statut des langues et la place des langues anciennes dans nos humanités modernes, proposée par Pierre Judet de La Combe et Heins Wismann, dans leur ouvrage L’avenir des langues (Editions du cerf, 2004), de favoriser dans notre enseignement un travail permettant d’offrir aux élèves un cadre historique et réflexif (les auteurs parlent, eux, de « mise à distance ») propice à l’apprentissage d’autres langues ; mais aussi, et dans un mouvement inverse, suivant les voies concernant la lecture et la compréhension des textes ouvertes par Anne Armand, dans son ouvrage si actuel encore, Didactique des langues anciennes (Bertrand-Lacoste, 1997), d’explorer et d’exploiter le caractère essentiellement linguistique de notre « matière » pour tenir compte et développer dans le travail sur les textes les compétences à mettre en œuvre pour les comprendre, afin aussi d’explorer des voies de renouvellement de notre enseignement.

Partant, deux pistes pratiques se dégagent, dont la première serait, précisément :

 

Un travail spécifique sur les textes :

Dans son ouvrage, A. Armand propose un exercice à destination des élèves, très connu puisque souvent utilisé en formation, à partir d’un texte en polonais, qui met à jour les mécanismes présidant à la compréhension d’un texte, parmi lesquels on soulignera la formulation d’hypothèses, la prise en compte des indices textuels (génériques en particuliers) et des indices culturels.

 

Poniedziałek 22go Czerwca

 

Kochani przyjaciele,

 

Dziękujemy za wasz list, wczoraj dzieci ze szkoły zwiedzały zoo. Niedźwiedzie kąpały się w wodzie. Małpy skakały ze skały i jadły orzechy. Dzieci czekają na was w poniedziałek 29go na bal kostiumowy. Skończyły wszystkie kostiumy. Dzieci szykają ciasta i zabawy.

 

Ucałowania.

 

Dzieci ze szkoły

 

P.S. : O której godzinie przyjedziecie ?

 

 

Vocabulaire d’appui :

Dzieci : enfants

Małpy : singes

Ciasta : gâteaux

 

 

Skały : rochers

Szkoły : école

Orzechy : cacahuètes

List : lettre

 

Niedźwiedzie : ours

Wodzie : eau

Zabawy : jeux

Support d’activité proposé par A. Armand, in Didactique des langues anciennes. Bertrand-Lacoste, 1997 ; pp. 65-73, donné ici dans une version corrigée.

 

Dans cette activité de lecture, le lecteur ignorant tout de la langue polonaise, est invité à dégager du sens des multiples indices qu’il peut collecter dans sa lecture. La disposition typographique (qui évoque une lettre), les quelques mots traduits dans le lexique, les mots transparents ou dont la racine commune avec les langues latines est identifiable (zoo, list, kostiumy) autorisent des hypothèses de lecture, puis des recoupements, d’autant plus fertiles qu’ils se font dans un débat collectif, qui finissent par livrer le sens d’une grande partie du texte, faisant ainsi la preuve qu’avec certaines compétences de lecture, le caractère étranger voire ici opaque a priori de la langue employée est en partie surmontable.

Ces procédures, qui permettent à A. Armand de construire la différence entre comprendre et traduire, nous intéressent donc d’autant plus ici que, non seulement elles invitent à changer de paradigme, en favorisant la compréhension comme visée plutôt que la version, mais aussi qu’elles s’imposent comme des compétences communes à la compréhension des langues étrangères, qu’elles soient anciennes ou vivantes.

 

Une première piste de réflexion serait, en effet, la validité d’un certain type de travail sur les textes – déjà pratiqué dans les classes de latin comme de grec – et qui privilégie la compréhension en abordant le texte par la formulation d’hypothèses de lecture, par les élèves, et en visant la compréhension globale du texte qu’il ne s’agit pas seulement et d’abord de traduire.

L’exemple d’un extrait de la Guerre des Gaules de César, relatant le passage du Rubicon (Cf. Document 1), nous permet d’envisager plusieurs aspects de ce type d’approches, que je développerai rapidement, l’intérêt étant de comprendre le lien envisageable avec les langues vivantes :

- le premier paragraphe est livré, parfois avec vocabulaire parfois sans, aux élèves qui formulent des hypothèses en s’appuyant sur des éléments lexicaux comme textuels. Ils savent déjà que César s’opposera à Pompée dans une guerre civile précipitant la chute de la République. Le paratexte faisant figurer le nom de César comme auteur induit dès lors l’intuition de la formulation d’un point de vue sur les événements. La présence de termes comme Capitolio, Italia confirme d’abord cette idée, avant que la mention de Caesar ne trouble cette première lecture. Est alors posé un cadre énonciatif particulier dans lequel César s’inclut comme personnage du récit. Seconde idée contrariée par les temps verbaux empêchant de conclure proprement à la valeur narrative du passage, tandis que consules, in urbe, voire lictores (parfois seulement) et même Capitolio orientent vers une perspective politique et que tota (Italia), arma, exiguntur ou encore ex urbe proficiscuntur permettent de conclure progressivement à une description de la situation, politique et militaire à Rome, à ce moment-là (id tempus !). Des hypothèses, l’on est donc passé à une forme de débat interprétatif[3] qui balaie déjà la totalité du passage en soulevant ici des obstacles, là des questions. Ce sont ces questions et l’idée principale d’un état des lieux qui vont conduire à une lecture détaillée du texte, dans laquelle on s’arrêtera à des syntagmes plus étendus pour aller jusqu’à comprendre que ce sont des tensions, des désordres et un pouvoir vacillant que souligne César.

- le deuxième paragraphe procède d’une logique presque diamétralement opposée, puisqu’il s’agit de partir du texte traduit, qui nous donne alors le sens global comme la visée du discours de César à ses soldats. Or, c’est la place même de cette visée dans la traduction choisie qui est interrogée en demandant aux élèves d’identifier dans le texte latin les termes propres à exciter l’envie de se battre des soldats. Les répétitions et échos sémantiques (armis, armis, proelia, inimicis) et les marques de jugement opposant Pompée (depravatum, opprimeretur, invidia et même novum) à César (semper, honori, dignitati, existimationem, dignitatem) permettent alors aux élèves d’apprécier les procédés d’écriture qui nourrissent la stratégie de César en même temps qu’ils mesurent les lacunes de la traduction qui échoue, par nature, à rendre les effets produits dans la langue originale.

- le dernier paragraphe met en jeu une procédure déjà à l’œuvre dans le précédent, puisque les élèves sont invités à faire correspondre texte et traduction, c’est-à-dire à retrouver précisément les termes traduits et la délimitation même du passage latin que recouvre la traduction – compétence essentielle à l’épreuve de langues anciennes au baccalauréat, et compétence en jeu pour chacun de nous dans la lecture d’un texte bilingue par exemple.

 

De nombreux autres exemples pourraient être convoqués. Ainsi, l’emploi d’un texte lacunaire (Cf. Document 2) qui permet aux élèves de s’appuyer sur des éléments présélectionnés par le professeur pour construire les hypothèses de lecture qui, au fil du débat instauré entre les élèves, les fait progressivement entrer dans une compréhension détaillée du texte. L’activité se déroule en plusieurs étapes, chacune apportant davantage de mots, jusqu’à la lecture de l’extrait entier qui n’offre plus (ou beaucoup moins selon le texte choisi) de résistance à la lecture.

Mais que nous révèlent de tels exemples du lien avec les langues vivantes ? D’abord, et surtout, ces dispositifs de lecture, dans la lignée d’A. Armand, nous éloignent d’une lecture qui serait de l’ordre du déchiffrement, mot par mot, phrase par phrase, du texte, sur le mode : « Qui prend la première phrase ? ». In fine, de telles pratiques privilégient, on l’a dit, la capacité des élèves à appréhender le texte comme un « énoncé » dans sa globalité, dans ses liens avec un contexte culturel précis et à isoler dans celui-ci des éléments linguistiques à la fois porteurs du sens du texte mais porteurs de son sens particulier lorsqu’ils sont identifiés comme procédés d’écriture spécifiques, impliquant des effets de sens.

Les compétences en jeu dans les langues vivantes ne sont pas d’une autre nature (quand par exemple une activité de compréhension écrite en anglais suppose d’identifier le thème et la structure globale d’un texte bref, par exemple, sur les tremblements de terre en Californie, avant d’entrer dans le détail du propos en s’appuyant sur les connaissances géographiques acquises en amont et reprenant progressivement les divers passages clefs de manière à retirer les informations principales) et nos pratiques participent donc à structurer une capacité à comprendre un « énoncé » en langue étrangère. On trouve ainsi dans le CECRL : pour « Lire », niveau A2 : « Je peux trouver une information particulière prévisible » (c’est-à-dire liée à un horizon d’attente, à des hypothèses formulées en fonction de la nature du document, de la situation de communication) ; niveau B1, « Je peux comprendre la description d’événements, l’expression de sentiments et de souhaits »[4], c’est-à-dire identifier ces éléments linguistiques porteurs de sens et d’effets que je mentionnais plus haut, comme le seraient, en l’espèce, des modalisateurs.

 

Or, si j’insiste sur le terme d’« énoncé », de même que le faisait Catherine Klein dans sa conférence sur les liens entre langues anciennes et socle commun, c’est aussi en tant qu’il infléchit à mon sens notre appréhension du latin et du grec comme langues et non comme grammaires, au sens d’un cadre, voire seulement d’un discours, descriptif et normatif. L’autre piste de réflexion, parmi bien d’autres, qui tout autant que la première s’ancre dans la conviction qu’il n’est pas question d’imiter les langues vivantes mais bien d’explorer les compétences que nous développons de conserve avec celles-ci, est en effet de prendre conscience que ces compétences communes sont avant tout linguistiques et que nous pouvons donc construire notre enseignement autour d’une visée plus explicitement de cet ordre, plus explicitement linguistique, notamment par :

 

Le développement de démarches communes aux langues anciennes et vivantes.

Concevoir clairement le latin et le grec comme des langues peut entraîner un premier infléchissement dans nos pratiques, qui consisterait à adopter des démarches moins imitatives, encore une fois, que convergentes avec ce que les élèves connaissent en classe de langue vivante.

 

Ainsi, nos collègues d’anglais ou d’allemand, plus encore aujourd’hui dans l’approche actionnelle préconisée, s’appuient-ils sur les éléments culturels, c’est-à-dire de civilisation, pour engager leur enseignement de la langue. Nos latinistes et hellénistes retrouvent donc en langue vivante une approche, familière pour eux dans nos classes, qui les met en contact avec une langue autant qu’avec des faits historiques, des traits culturels, des réalités quotidiennes différentes. Encore faut-il, dans les langues vivantes comme anciennes, que le lien soit opératoire entre les deux composantes du cours. C’est précisément la difficulté à laquelle les enseignants de langues vivantes se heurtent : comment tisser un lien entre la géographie des Etats-Unis et des éléments grammaticaux qui contribueront à structurer une connaissance de la langue anglaise ? On voit que le questionnement est commun tout autant que la réponse. Il semble en effet que le rapprochement ne vaille que si réflexion sur la langue et réflexion sur l’univers culturel se conjuguent dans une même dynamique.

Une séquence sur les dieux avec une classe de 5ème en latin ou de 3ème en grec peut ainsi engager l’apprentissage du vocabulaire de la famille mais aussi un retour sur le génitif, voire sa découverte, elle aurait alors intérêt à être centrée, problématisée, autour de cette question des liens familiaux, en choisissant par exemple comme support un ou deux extraits d’Apollodore avec des hellénistes, dans lesquels la succession des générations et la hiérarchisation entre les dieux olympiens seront autant des entrées de lecture que de civilisation et donc de langue. A l’inverse, la découverte et l’étude de la morphologie verbale, notamment du parfait, aurait moins de sens dans une telle séquence mais serait plus cohérente dans la lecture de textes consacrés à un héros comme Hercule, qui se définit par ses actions. La civilisation risque toujours d’être reléguée à une séance récréative ou même à visée uniquement documentaire en marge de la séquence si elle ne trouve pas place dans la séquence comme une des entrées possibles pour problématiser lecture et étude de la langue. Ce qui permet d’aller même jusqu’à proposer une réalisation en fin de séquence qui implique un réinvestissement direct du fait de langue découvert. Ainsi avec une classe de 5ème en latin, la recherche documentaire sur un dieu peut-elle donner lieu à la rédaction d’une ou quelques petites phrases précisant les liens de parentés de ce dieu, en latin ! (Voir en annexe des exemples de diaporamas[5] réalisés par des élèves de 5ème).

La démarche est alors parfaitement commune avec les langues vivantes qui conduisent à présent ce va-et-vient entre langue et civilisation jusque dans la tâche finale dont le sujet correspond à la fois aux types de documents étudiés, aux faits de langues abordés et à la question de civilisation traitée dans la séquence.

En somme sur ce point, c’est nous qui avons la réponse et qui pouvons ouvrir la voie et préparer les élèves aux compétences à acquérir.

 

Dans la même logique, les professeurs de langues vivantes ont recours à « la connaissance passive » de certains faits de langue. Or, cette stratégie, qui n’est autre que celle du jalon, peut nous intéresser pour nombre de points bien délicats, comme les adjectifs. L’expérience la plus courante en effet est de voir les élèves se perdre dans la déclinaison d’un GN composé d’un nom de la deuxième déclinaison associé à un adjectif de 2ème classe, du type fortis servus (sans doute plus d’ailleurs qu’avec le cas inverse du type magnus praeceptor). La difficulté que les élèves et du même coup le professeur rencontrent est la confusion dans l’emploi de désinences différentes pour décliner un groupe perçu comme unique, uni. Qu’il puisse être nécessaire de faire percevoir ce que l’on appellerait en grammaire française la chaîne d’accords oblige-t-il à s’arrêter longuement sur ce qui finit par constituer un écran didactique, à savoir une nouvelle catégorisation (1ère classe, 2de classe) qui tend à se substituer à la catégorisation fondatrice pour les élèves entre 1ère, 2ème et 3ème déclinaisons ? On observe au contraire que le recours à la connaissance passive de ce phénomène, c’est-à-dire l’identification dans les textes d’un lien syntaxique entre, par exemple, fortem et dominum, l’un relevant d’une déclinaison similaire à celle de consul et l’autre de la 2ème, n’entrave pas la compréhension, et même, gêne rarement une manipulation dans laquelle il serait question d’associer l’accusatif de fortis avec celui de dominus. Malgré nous, ce recours à la connaissance passive des faits de langue, pour privilégier la compréhension immédiate, se fait lorsque l’on rencontre dans les textes avec des élèves de 5ème des accusatifs de 2ème déclinaison alors que l’on n’a appris à ce stade de l’année que la 1ère, de même qu’ils comprennent souvent le -t comme la désinence de la 3ème personne du singulier avant d’avoir appris la conjugaison du présent.

 

Expliciter dans nos pratiques ce mécanisme n’introduit finalement que peu de modifications, tout au plus ira-t-on jusqu’à renoncer à l’introduction de certaines « étiquettes grammaticales », comme celle d’adjectif de 2de classe ; c’est essentiellement la progression des apprentissages que l’on est ainsi amené à revoir, plaçant ici en priorité l’acquisition de la catégorisation flexionnelle, avant d’entrer plus avant dans ses subtilités.

Or, cela conduit à un autre point commun avec nos collègues, qui tient au « statut de l’erreur ». C’est l’allemand, dont nous partageons nombre des difficultés, qui peut ici nous fournir un exemple précieux. L’apprentissage des déclinaisons pose en effet dans cette langue des problèmes comme dans les nôtres – bien qu’ils soient souvent d’un autre ordre – et parmi eux le recours aux cas pour s’exprimer et pas seulement pour comprendre. Ce que nous disent nos collègues germanistes, en particulier pour le génitif, c’est que cet apprentissage est très long et surtout facteur d’inhibitions. En dehors d’énoncés n’incluant qu’un sujet, un verbe et un COD, les ressources d’analyse grammaticale à mobiliser sont telles que la prise de parole sera nécessairement marquée par une erreur d’accord de l’adjectif, d’emploi de cas ou de confusion dans les déclinaisons ou les genres (ce qui en allemand revient le plus souvent au même). La réponse est donc de « laisser passer » l’erreur selon deux critères, et ce sont eux qui vont nous intéresser : l’intercompréhension et la « fluidité » de l’énoncé (désigné dans les grilles de compétences comme « prise de parole en continu »). Cela n’est en réalité pas absent de nos disciplines qui rencontrent la même inhibition dès lors que l’énoncé n’est abordé que comme un exercice d’analyse grammaticale et morphologique. Le sens global de la phrase, voire du texte, est bien souvent mieux compris par les élèves que l’on ne pourrait s’y attendre ; en revanche investir fortement cette compréhension d’une rigueur dans l’analyse des cas comme des conjugaisons n’est pas sans décourager. Là encore, ce point n’a rien de révolutionnaire. Il ne fait que soulever la congruence de nos pratiques, qu’il nous appartient de chercher à développer davantage, et l’idée d’un déplacement possible du centre de gravité, de la visée vers un traitement linguistique de nos apprentissages et des difficultés qui leur sont liées.

 

Pour autant, appréhender le latin et le grec dans une perspective plus explicitement linguistique supposerait également, et ce sera le dernier point abordé ici, de favoriser :

 

Des pratiques visant à exploiter la dimension linguistique du latin et du grec.

Si la connaissance passive, le statut de l’erreur sont des éléments qui font déjà écho à la dimension linguistique du latin et du grec, d’autres pratiques, plus marginales voire polémiques se font jour qui cherchent à rompre avec une vision tabulaire des langues anciennes.

Parmi elles, on peut citer l’apprentissage des déclinaisons cas par cas et non déclinaison par déclinaison. Cette modalité, qui implique d’aborder en premier lieu les nominatifs et accusatifs singuliers, puis successivement les autres cas, la déclinaison des mots neutres et le pluriel étant aussi étudiées à part, repose sur un effort d’appréhension des déclinaisons par le caractère signifiant des désinences plutôt que par une approche analytique c’est-à-dire sous forme de tableau. Il s’agit de comprendre les emplois d’un cas et d’y associer les désinences possibles et correspondant aux trois (premières) déclinaisons. Dans cette perspective, c’est alors moins la connaissance du paradigme qui est visée que la compréhension du phénomène même de flexion, ce qui ne conduit pas à renoncer à une mémorisation des désinences ni même à délaisser les tableaux, dont les élèves ont toujours besoin à terme pour ramasser dans une vision synoptique des connaissances qui risqueraient d’être éparses et donc vaines. Les séquences suivant une telle progression engagent un regard sur chaque cas comme enjeu d’expression. Ainsi le génitif prend-il place dans la séquence, déjà mentionnée, où les liens familiaux entre les dieux impliquent l’expression de l’origine et de l’appartenance ; l’ablatif est découvert à travers son sens d’instrumental (dans une séquence sur Enée où un texte l’emploie pour exprimer les moyens de l’action héroïque), puis il est à nouveau rencontré dans sa valeur de locatif. Le premier bénéfice est que les élèves peuvent comprendre plus rapidement les textes qui leur sont proposés, et dans lesquels se concentrer sur une seule déclinaison peut gêner l’approche globale qui, on le voit, va de paire avec cette approche. Toutefois, on observe aussi que les élèves sont de cette manière moins entravés par d’éventuelles difficultés dans l’analyse grammaticale[6]. Enfin, et cette fois d’un point de vue plus linguistique, cette méthode recherche une matérialité de la langue et de ses mécanismes qui me semble moins apparaître dans une approche tabulaire.

 

De la même manière, l’on peut s’interroger sur l’usage de l’oral dans nos classes. Oraliser le latin, peut-être plus encore même que le grec du fait de notre plus grande proximité avec la première, apparaît en effet comme un outil didactique assez riche.

En tant qu’outil didactique, l’oralisation s’impose de fait comme un moyen de mémoriser, c’est-à-dire de s’approprier de façon accrue les faits de langue étudiés. Ainsi, pour consolider la connaissance des désinences verbales comme du vocabulaire lui-même, peut-on proposer des exercices à partir de peintures ou mosaïques antiques, accompagnées de zones de texte, dans lesquels les élèves, portés par l’image, proposent des formes verbales pour prêter aux personnes représentées des paroles ou des pensées correspondant par exemple à ce qu’elle font ou voient les autres faire, et ce dans une certaine variété permise par la polysémie du support. En changeant de point de vue en effet, la désinence en même temps que l’action peuvent changer et au cours ce cette séance, les élèves manipulent l’ensemble du paradigme tout en mémorisant le sens des verbes.

Néanmoins, on objectera peut-être, et non sans raison, que l’oralisation ici vaut surtout en tant que répétition. Et, de fait, sa validité tient sans doute moins à la mémorisation qu’elle engage qu’à la compréhension qu’elle permet et au rapport personnel avec la langue. Non seulement l’oralisation fait proprement passer de la connaissance passive à l’emploi effectif et actif des éléments morphologiques que sont les terminaisons verbales prises en exemple – ne serait-ce qu’en raison de la maîtrise morphologique que suppose la concentration sur les procédures articulatoires nécessaires pour dire le mot étranger ; mais plus encore, une oralisation véritable, c’est-à-dire qui ne serait pas seulement dire mais produire le mot et même l’énoncé, se dégage complètement de la médiation de l’écrit et confronte à une compréhension pleine des mécanismes morphologiques et aussi syntaxiques, cette fois, à l’œuvre dans ce que l’on cherche à dire.

D’un point de vue pratique, cela peut se traduire par des activités inspirées de celles de langues vivantes, comme celle du chainwork, dans laquelle les élèves forment une chaîne pour se présenter à leur voisin par exemple. Pour éprouver la compréhension du couple nominatif et accusatif, chaque élève est ainsi invité à dire qui il voit à côté de lui, ou, pour manipuler les désinences et l’emploi du génitif, à dire à qui appartient le stylo, le livre qu’on lui désigne.

Avant d’évoquer un autre exemple d’activité orale, précisons que l’on reconnaîtra une autre vertu à l’oralisation. Lorsque les élèves de 5ème arrivent dans le cours de latin, ils sont tout naturellement chargés de représentations diverses, que l’on connaît (la difficulté du latin, son utilité controversée, un contenu très orienté vers la mythologie), mais qui dissimulent souvent leur appétence pour l’expression. Quelles que soient leurs motivations pour choisir le latin, les élèves de cet âge se caractérisent en effet par leur envie de savoir « comment on dit » telle ou telle chose, non pas en latin seulement, mais dans une langue étrangère en général. Ce goût, naturel pourrait-on dire, est largement entretenu dans leur apprentissage des langues vivantes non seulement par des programmes mettant l’accent sur la communication, mais aussi par des pratiques s’appuyant sur leur environnement immédiat et concret. C’est le classroom english que tous découvrent avec entrain : comment se présenter ?, comment dire bonjour ?, au revoir ?, comment nommer les objets usuels (cahier, tableau, chaises et tables) ?, etc.

Aussi, parmi leurs premières questions, immanquablement s’impose l’envie de savoir comment l’on salue en latin, comment l’on dit « je m’appelle », voire la date. Or, l’enjeu didactique derrière cette envie de savoir semble bien être non pas tant de se plier aux goûts des élèves ou encore de se mettre au diapason des langues vivantes – comment cela serait-il possible ? – mais de capter l’appétit d’apprendre avec lequel les élèves nous arrivent, de le convertir en connaissance de la langue comme du monde romain, d’en faire un levier d’apprentissage, en somme d’en profiter.

La visée de ce fameux classroom english, de fait, n’est pas de mémoriser un vocabulaire essentiel. Les mots « crayon », « tableau », « cahier » serviront-ils souvent à un futur locuteur de l’anglais comme de l’allemand ? S’emparer de son environnement premier vise au-delà à mettre en place des mécanismes linguistiques, à entrer dans les propriétés de la langue dans laquelle on entend rendre capable les élèves de communiquer. En allemand, en particulier, la manipulation de ce vocabulaire, comme des prénoms, va rapidement faire surgir la question des genres et des cas. Or, il s’agit bien pour le professeur de latin de tirer profit des mêmes mécanismes, et surtout du fait qu’ils sont naturalisés chez les élèves.

Ainsi, un exercice de manipulation orale pour répondre à des questions du type : Quem vides ? Quid est ? Quis tabellam tenet ?, participe d’une part d’une appropriation immédiate par les élèves des apprentissages en jeu – concrètement, plus aucun élève ne me demande à quoi sert le latin, non pas qu’ils trouvent une réponse à cette question, mais ils y entrent comme dans un jeu et ne se la posent plus d’emblée ; d’autre part, d’une immersion dans un univers linguistique. En effet, l’emploi du mot tabella intervient par défaut pour désigner le cahier. Les élèves y sont sensibles du fait de la variation de genre. Cela engage alors une réflexion sur les conditions matérielles d’existence comme d’écriture et de lecture dans le monde romain. De même, l’emploi des mots praeceptor et discipulus souligne le vide laissé par l’absence d’un féminin pour ces deux termes, et permet d’amorcer chez les élèves le questionnement qui sera moteur à la fois d’un intérêt pour les éléments de civilisation à venir dans le cours, et d’une meilleure acquisition de ces connaissances, qui deviennent alors aussi une compétence à situer dans un temps et un espace autre, à mesurer l’altérité. (C5 du socle)

S’appuyer sur certains principes du cours de langue vivante et latiniser, en quelque sorte, l’environnement des élèves en l’oralisant ne viserait donc pas à les séduire ou à dénaturer notre enseignement pour imiter celui de nos collègues. En plus de les introduire dans le latin autant que dans le monde romain, ces phases d’oralisation appliquées à ce que l’on pourrait appeler les scholae verba, permettraient de porter les élèves vers la langue latine, entendons par là de leur faire percevoir que les apprentissages et compétences en jeu sont du même ordre que dans leurs autres cours. … et l’on comprend pourquoi c’est plus difficile pour le grec qui recouvre une plus grande variété aussi bien linguistique que culturelle.

 

Nous ramenant aux réflexions de P. Judet de La Combe et de H. Wismann, pour clore notre propos, cette question de l’oralisation, et avec elle celle de la dimension proprement linguistique du latin comme du grec, s’impose à nous comme celle de la visée de notre enseignement qui contient la possibilité de faire socle, non pas seulement socle grammatical, morphologique, orthographique ou socle culturel – ce que l’on ne recherche évidemment pas à dénier – mais socle linguistique également.

Expérience critique de la langue et des langues, en cela que plus que d’autres le latin et le grec requièrent l’analyse et l’abstraction (et l’on retrouve les propos de Mme Klein et l’idée d’acquisition de connaissances grammaticales nécessaires à la maîtrise de tout code linguistique), l’apprentissage d’une langue ancienne pourrait donc être un occasion, unique, d’une part de mettre à distance le rapport à la langue qui fait défaut dans l’acquisition même du français et dans celle des langues vivantes, d’autre part de percevoir une langue comme un espace culturel et non pas seulement une langue de service, d’efficacité communicationnelle.

Enfin, cette dimension linguistique du latin et du grec sont bien un atout pour nous qui permet de faire valoir par exemple que l’apprentissage du grec ancien est équivalent voire complémentaire à une option comme l’anglais européen, puisque l’une et l’autre contiennent en leur essence ce rapport de la langue à la civilisation dans laquelle elle s’emploie et se développe.

 



[1] « Langues et cultures de l’Antiquité en résonance avec le socle commun », conférence de Catherine Klein, inspectrice générale de l’éducation nationale, groupe des lettres, janvier-mars-avril 2010. Texte disponible sur http://eduscol.education.fr/cid5375....

[2] Les « Rencontres Langues anciennes et mondes modernes », au cours desquelles a été livrée une première version de ce texte dans un atelier animé par Pierre-Alain Chiffre, IA-IPR de lettres et moi-même, se sont tenues les 31 janvier et 1er février 2012 à Paris. On trouvera sur Eduscol les actes de ce colloque :

http://eduscol.education.fr/cid5840....

[3] Ce terme renvoie à la didactique de la lecture en général et donc du français qui aurait toute sa place dans notre réflexion. Sur ce sujet, voir Anne Vibert, IGEN, http://lettres.ac-creteil.fr/sp....

[4] Cf. document 3. On peut se reporter au site Eduscol pour la version complète du document.

[5] Cf documents 4 et 5. Ce travail, réalisé en binômes et en autonomie au CDI, a ensuite été corrigé collectivement en classe, ce qui permettait de revenir sur les erreurs de morphologie. Néanmoins, les erreurs commises sur des génitifs du type Marsi, au lieu de Martis, correspondaient bien au travail engagé qui supposait que les élèves entrent dans la langue, quitte à commettre ces erreurs, que l’on peut qualifier de fructueuses, puisqu’elles témoignent d’une expérimentation de la langue, suivant une logique satisfaisante – ils n’avaient pas mis une désinence d’accusatif en effet.

[6] Ce qui ne signifie pas que l’on renonce à faire acquérir ces connaissances aux élèves ; mais tout professeur de latin a déjà fait l’expérience de l’éprouvante, et souvent vaine, nécessité de faire un cours sur le COD pour introduire la notion d’accusatif, alors même que c’est en français que le COD pose problème, en grande partie à cause de l’opacité de la terminologie. Qui plus est, passer par une bonne compréhension de ce qu’est l’accusatif pour revenir ensuite à cette notion de COD n’est-elle pas plus profitable et surtout un moyen à la fois de démocratiser véritablement l’enseignement du latin et de ne pas le réduire à un cours supplémentaire de grammaire française ?

 
Directeur de publication :
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Secrétaire de rédaction :
C. Dunoyer

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Lettres mettant en avant des pratiques numériques proposées en académies par les groupes de réflexion disciplinaires, elles informent sur de nouvelles ressources numériques pour la classe ou utiles à la formation des enseignants.