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De la lettre authentique à la lettre fictive

20 / 06 / 2007 | le GREID Lettres

Séance 4 - Flaubert, Correspondance, Tome I, " Lettre à Ernest Chevalier ", 2 septembre 1943

 

Nogent-sur-Seine, 2 septembre 1843

Ah ! sans la pipe la vie serait aride, sans le cigare elle serait incolore, sans la chique elle serait intolérable ! Les imbéciles vous disent toujours : " singulier plaisir ! tout s’en va en fumée. " Comme si tout ce qu’il y a de plus beau ne s’en allait pas en fumée ! et la gloire ? et l’amour ? et les rêves où vont-ils, mes amis ? Dites-moi donc si les plus beaux spasmes des adolescents, si les plus larges baisers des Italiennes, si les plus grands coups d’épée des héros ont laissé autre chose dans le monde que n’en a laissé ma dernière pipe. Il faut convenir que les gens graves sont grotesques et que le peu d’éléments comiques que possède le siècle vient encore d’eux. IL n’y a pas pour moi de prêtre à l’autel, d’âne chargé de fumier, de poète hérissé de métaphores ni de femme honnête qui me semble aussi comique qu’un homme sérieux.

Je disais donc que je fumais, j’ajoute que je lis un peu de Ronsard, de mon grand et beau Ronsard pour leqquel je ne suis pas le seul qui nourrisse une religion particulière. Singulière chose que la renommée. Quand je pense qu’un pédant comme Malherbe et un pisse-froid comme Boileau ont effacé cet homme-là et que le Français ce peuple spirituel est encore de leur avis ! ô goût ! ô porcs ! porcs en habit, porcs à deux pattes et à paletot.

je te disais donc que je lisais du Ronsard, et puis après qu’est-ce que je fais encore ? Eh ! bien je me baigne dans la Seine hélas au lieu de la mer, dans un endroit qu’on appelle le Livon et sous une chute qu’il y a là près d’un moulin. Je vais aller ces jours-ci dans la campagne faire quelques excursions, et puis dans huit jours je crois que nous repartons pour Rouen, ancienne capitale de la Normandie, chef-lieu du département de la Seine-Inférieure, ville importante par ses manufactures, patrie de Duguernay, de Carbonnier [1], de Corneille, de Jouvenet [2], de Hégouay, portier du collège, de Fontenelle, de Géricault [3], de Crépet père et fils. Il s’y fait un grand commerce de cotons filés. Elle a de belles église, des habitants stupides, je l’exècre, je la hais, j’attire sur elle toutes les imprécations du ciel parce qu’elle m’a vu naître. Malheur aux murs qui m’ont abrité ! aux bourgeois qui m’ont connu moutard et aux pavés où j’ai commencé à me durcir les talons ! Ô Attila quand reviendras-tu, aimable humanitaire, avec quatre cent mille cavaliers pour incendier cette belle France pays des dessous de pieds et de bretelles ? et commence je te prie par Paris d’abord et par Rouen en même temps.
Adieu, vieux troubadour.

1. Carbonnier, conseiller à la Cour, vice-président de la société centrale d’agriculture de Rouen (Almanach de Rouen, 1840).
2. Jean Jouvenet, peintre (1644-1717).
3. Géricault, né à Rouen en 1791, mort en 1824. Le Radeau de la Méduse est de 1819.

 

 

 
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