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L’Assommoir 2.0 : transformer la classe en communauté interprétative avec Wattpad

06 / 05 / 2021 | le GREID Lettres
par Françoise Cahen, lycée Maximilien Perret, Alfortville

Niveau(x) : Seconde

Durée : 6 semaines

Objectifs :

  • Entraîner dans la lecture une classe qui éprouve des difficultés à lire des romans.
  • Transformer la classe en communauté interprétative, qui formule des hypothèses, lance des débats, par de multiples interactions.
  • Faciliter l’accès à l’œuvre au quotidien.
  • Faire trouver aux élèves des leviers pour les lectures analytiques en classe.

Contexte :

  • Une classe de seconde d’élèves vifs mais n’aimant pas du tout lire (échec des carnets de lecteurs proposés précédemment : seule une
    petite dizaine d’élèves les a rendus…)

Supports :

  • Le roman L’Assommoir d’Emile Zola, disponible en ligne sur Wikisource

Outils numérique : - la plateforme en ligne Wattpad, avec son application sur téléphone portable

Démarches et activités :

  • Explication du projet et demande d’autorisation aux parents pour l’utilisation de la plateforme Wattpad, qui supposait la création de comptes par les élèves, pour ceux qui n’en avaient pas.
  • Chaque mardi et chaque vendredi, dépôt sur l’interface d’un chapitre du roman d’Emile Zola, et les élèves doivent déposer au minimum 5 remarques au fil de leur lecture sur la plateforme, dans les marges du livre.
  • Evaluation des remarques écrites par les élèves (+ de 1300 en tout !) en les comptant et en modulant les points en fonction de la correction du langage et de la pertinence des propos.
  • Etude parallèle du roman en classe, avec des lectures analytiques de quelques extraits, des mises au point d’histoire littéraire, une étude de peintures impressionnistes ayant inspiré Zola ou s’étant inspirées de lui.

Apport spécifique du numérique :

  • Partage d’émotions de lecteurs, appropriation collective de l’œuvre
  • Stimulation du rythme de lecture par l’activité de groupe
  • Aide à la compréhension à travers la reformulation de certains passages ou les définitions de certains mots
  • Création de débats d’idées, autour des valeurs évoquées dans l’œuvre ou de personnages
  • Emergence d’analyses littéraires

 

Déroulement du projet

Quand j’annonce aux élèves que je leur propose d’utiliser Wattpad pour lire un roman d’Emile Zola, ils sont étonnés et je suis moi-même surprise de constater que la moitié des filles de la classe ont déjà un compte sur cette plateforme, où elles expliquent qu’elles lisent ce qu’elles appellent des « chroniques », c’est-à-dire des histoires, souvent à l’eau de rose, écrites par d’autres adolescentes. Je découvre même qu’une élève y écrit des récits depuis l’année précédente. Les garçons connaissent aussi l’interface, mais ils me disent que c’est « le truc des filles ». Ils semblent plutôt contents également du projet. Je leur distribue une feuille explicative à l’attention de leurs parents, avec une demande d’autorisation à signer pour leur participation. Je leur explique également que s’ils le souhaitent, ils pourront toujours me rendre les commentaires sur feuille et lire le livre de façon classique. Une seule élève de la classe choisit de rendre ses commentaires sur feuille, même si elle lit le roman sur la plateforme. Je conseille aux élèves qui se créent un compte d’utiliser une adresse internet de fantaisie, pour limiter la collecte de données, puisque Wattpad n’est pas un site RGPD, ce que je regrette, bien sûr.

Me lancer dans ce projet de lecture d’un roman sur smartphone ou ordinateur avec les élèves n’est pas si simple : j’ai cette idée depuis quelques années, mais je n’osais pas me lancer. Plusieurs freins me retenaient : les élèves ne sont-ils pas déjà assez concentrés sur des écrans dans une journée, pour que je les incite à y passer des heures supplémentaires ? Serait-ce vraiment une bonne idée de leur apprendre à se passer de l’objet-livre ? Est-ce que cette plateforme ne va pas les pousser à lire d’autres textes, plutôt médiocres et pleins de fautes, très éloignés de la littérature classique ? Pourtant, cette année, je trouve difficile de faire acheter un nouveau livre à ces élèves, qui ne sont pas très portés sur la lecture, et qui, même quand je leur prête un ouvrage du CDI, ne me rend pas le carnet de lecteur que je leur ai demandé, sous une forme pourtant assez libre et créative. Je n’ai pas envie de manquer d’ambition pour eux : mais comment leur faire lire aussi les classiques de la littérature ? Dans ces circonstances, Wattpad m’a semblé une solution intéressante. Il existe une autre plateforme, Glose, qui permet les commentaires en marge d’une œuvre, mais elle m’intéresse moins, car elle est plus agressivement commerciale, comportant une librairie en ligne. Au-delà de la lecture de Zola, je pense aussi qu’une plateforme créative et collaborative gratuite qui encourage les jeunes à écrire et à lire à travers les pratiques amateures1 et la médiation par les pairs2 est un outil du Web social riche de potentiel, à valoriser. Wattpad, bien que gratuite, n’est pas une plateforme dépourvue de toute arrière-pensée commerciale : avec ses 34 millions d’utilisateurs dans le monde, l’application qui vient d’être rachetée 600 millions par un groupe coréen comporte des publicités, et certaines publications récentes présentées comme d’une qualité supérieure sont payantes.

Je pense, par ruse, que les élèves ne vont pas se rendre compte de l’épaisseur du livre, puisque je vais publier les chapitres les uns après les autres, et que le format page n’existe pas sur la plateforme, le texte y défilant en « scrollant ». Mes lycéens et lycéennes ont toujours leur téléphone avec eux : l’accessibilité de la lecture, qui se trouvera renforcée, me paraît être un atout de taille. De plus, c’est une interface à la mode : cela me permet une accroche attractive pour le projet de lecture. Certains élèves peuvent même y attraper le virus de la lecture, qui sait ? Pour en avoir le cœur net, je pense qu’il faut tester le pouvoir social de l’entrainement collectif dans la lecture, l’attrait du groupe sur le comportement de lecteur.

Je posterai chaque mardi et chaque vendredi un nouveau chapitre du roman de Zola, et je demande aux élèves de déposer chaque semaine au moins 5 remarques de lecture.
L’activité démarre bien et au total, j’obtiendrai plus de 3100 notifications d’élèves au long des six semaines de lecture, dans la marge du roman. Ils ne se contentent pas des cinq commentaires demandés mais en écrivent beaucoup plus, au moins une dizaine pour chaque élève par semaine, même pour les lycéens qui avaient un profil de décrocheur. On voit clairement apparaître des lectrices « défricheuses », qui sont les premières à lire et à déposer des remarques, puis elles sont suivies des autres, qui souvent vont directement ajouter à leurs commentaires des réponses, qui sont parfois moins originales. Je m’aperçois en effet que par facilité les lecteurs les moins agiles rebondissent sur les remarques de leurs camarades sans créer de réflexions nouvelles : je décide donc de pénaliser à l’évaluation les remarques redondantes. Cependant, je me dis aussi que sans doute, ces lycéens-là n’auraient pas lu du tout le roman sans l’effet de groupe. Bien sûr, leurs remarques, écrites souvent de leurs téléphones, ne sont pas d’une orthographe irréprochable. Mais bien souvent, elles sont très pertinentes, mettent au jour des aspects intéressants du livre, et révèlent, d’une façon formidablement vivante, bien des facettes de l’acte de lecture. Un seul élève a essayé de publier une ou deux remarques malveillantes, mais une fonction appréciable permet de les supprimer. On est également prévenu par mail de toute nouvelle remarque écrite sur le livre en ligne, tout comme il est possible de consulter des statistiques de lecture régulières. Le professeur peut ainsi suivre la lecture globale de la classe comme du lait sur le feu.

J’évalue chaque semaine les remarques des élèves de façon très simple, avec un système de points et de tableau : chaque remarque correcte vaut un point entier, pour chaque remarque mal écrite ou redondante un demi-point. Je valorise les élèves qui ont lu en premier les chapitres et ont déposé des remarques sur des paragraphes qui n’en comportaient pas. Je les appelle les « défricheuses » ou les « défricheurs » et ceux qui passent après sont les « suiveurs » ou les « suiveuses ».

Les différentes fonctions de ce partage de réactions sont passionnantes à découvrir à mesure qu’avance la lecture de ce long roman, parce qu’elles semblent nous dévoiler en même temps les composantes naturelles de l’acte de lire.
Tout d’abord, il s’agit du partage de sentiments, d’émotions fortes, qui sont parfois bien loin de celles qu’aurait pu imaginer le professeur. Par exemple, toute la classe est très frappée du fait que Coupeau et Lantier mangent des pieds de moutons, ne comprenant pas qu’il s’agit de champignons.

Les élèves développent également un rapport privilégié aux personnages, notamment en termes d’empathie. Une expression récurrente, déposée dans les marges du livre, est « Pauvre Gervaise ! », ce qu’on pouvait attendre. On est plus surpris de lire des remarques qui s’adressent directement au personnage, comme « Force à lui ! », « Courage ! » ou ce « Rentre chez toi, Lantier ! » lors du retour de Lantier dans le roman, avec des élèves qui se disputent à son propos, les uns pensant qu’il est capable de changer, les autres non. Dans ce cas, il y a un débat, avec des points de vue divergents, et de l’aveu même des élèves avec lesquels nous en avons reparlé, le fait d’avoir un autre avis que le leur élargit leurs interprétations.

On perçoit aussi que la coopération entre pairs sert à la compréhension explicite du livre, à travers la recherche ou la demande de définitions, la reformulation de certains passages. Ces annotations servent à ceux qui ont plus de difficultés à lire à trouver des repères et des aides.

Les commentaires montrent aussi que les élèves développent des compétences propres à la lecture d’une œuvre longue, en anticipant ce qui va suivre, comme le fait Louise, qui au début, déduit de l’atmosphère sombre des premières pages, que le livre entier risque de ne pas être joyeux. D’autres font parfois au contraire des rétro-lectures : ils reviennent sur ce qu’ils ont déjà lu, pour le réinterpréter à la lueur de la suite : ainsi, Halima comprend que dans l’incipit, les huit jours de retard de Lantier correspondent au temps depuis lequel il trompe Gervaise avec Adèle, ce qu’elle ne peut faire qu’en ayant lu la suite. Des élèves mettent aussi au jour des thèmes importants et récurrents du livre, et produisent des analyses globales, à l’échelle du roman, alors que les cours de français en lycée favorisent les micro-analyses qui se focalisent sur des passages précis. Ainsi Rayane, qui est pourtant un élève au bord du décrochage scolaire, écrit « la vraie star de ce livre est bien la nourriture ».

Une aide à la lecture apportée par la démarche collective repose aussi sur la critique possible de certains aspects du livre : ainsi, on voit les élèves s’accorder pour trouver trop long un chapitre qui porte entièrement sur un repas. L’expression chorale de ce point de vue critique n’empêche pas une élève de remobiliser (en janvier) la notion de pause descriptive vue en classe en septembre, à ce propos. Le fait de constater que les autres élèves de la classe trouvent aussi que ce chapitre s’étire va aider à supporter le sentiment de solitude que l’on peut parfois éprouver lors d’une lecture qui semble longue. Pour le professeur de français, cela suppose d’accepter que l’œuvre du grand écrivain en sorte avec quelques égratignures. Mais une lecture vivante ne vaut-elle pas mieux que la célébration artificielle d’un auteur qu’on n’a pas lu ?

On remarque également que certaines notations mettent en valeur des procédés littéraires : relevé de champs lexicaux, de métaphores, réflexions sur l’onomastique, effets d’échos… Le fait de devoir commenter le texte régulièrement met aussi les élèves sur la voie de la lecture analytique.

Enfin, le texte engagé de Zola a suscité un grand nombre de discussions autour des valeurs mises en jeu dans le récit : cette lecture axiologique du roman prend beaucoup de place dans ces lectures collectives. Les élèves sont scandalisés par les mauvais traitements faits aux femmes, par l’alcoolisme, la violence, la misogynie de certains personnages. Et assez fréquemment, ils actualisent leur lecture : « aujourd’hui, il se passe encore ce genre de choses… » Selon moi, cette dimension de la lecture, d’ailleurs mise en valeur dans le récent ouvrage de Nicolas Rouvière, Enseigner la lecture en questionnant les valeurs3, est importante, naturelle, voulue par Emile Zola lui-même, et ce type d’échanges des élèves la favorise bien plus qu’une heure de lecture linéaire passée à collecter des figures de style.

Bilan

Le bilan de cette démarche de lecture numérique communautaire a été globalement très positif. Alain-Loïc souligne la portabilité de l’œuvre, que les élèves peuvent ouvrir n’importe quand : « C’est plus facile à emporter, accessible partout via un téléphone portable. Moi-même les ¾ du temps que j’ai passé à le lire, je le faisais dans un parc, le bus, etc… » Imane pense qu’elle n’aurait jamais lu un livre aussi gros si elle avait vu son épaisseur : « C’est plus facile : le fait que l’on ne voie pas l’épaisseur du livre ne nous démotive pas. Je ne l’aurais jamais lu autrement. » La familiarité de certaines avec la plateforme a constitué un vrai plus, selon Joëlle : « On est plus motivé à lire l’histoire et c’est une plateforme qu’on connaît, qu’on a déjà utilisée. » L’interactivité des remarques a été appréciée, ainsi que le fait de produire un livre augmenté : « Sur Wattpad, je peux commenter chaque paragraphe, alors que sur le livre, je ne peux pas faire ça » (Rayan).
Trois inconvénients ont été soulignés par les élèves : le temps d’écran accru, les difficultés à lire au même rythme que tout le monde, et les publicités.
Je dois avouer que je suis très heureuse d’avoir pu rallier à la lecture des élèves qui jusqu’ici avaient eu du mal à lire. Le fait de se servir des remarques faites par les lycéens et lycéennes comme d’un levier pour la dissertation ou les commentaires de textes en classe a été appréciable : cela m’a permis de mettre en valeur des élèves un peu timides qui n’osent pas participer, mais qui avaient fait des remarques pertinentes sur le roman. La création d’une dynamique à partir des élèves moteurs qui défrichent en premier le livre et entraînent à leur suite ceux qui ont plus de peine est un outil puissant pour améliorer les compétences de lecture du groupe et une appropriation naturelle de l’œuvre. J’ai vu des élèves « suiveurs » au début du roman se métamorphoser en élèves « défricheurs » à la fin du livre.
En revanche, j’ai trouvé la plateforme intrusive dans leur vie : en tant que professeure, je n’ai pas à savoir qui a lu la page 340 à deux heures du matin, et cet aspect « Big Brother » appliqué à la lecture de mes élèves était nettement excessif. J’aurais aimé aussi trouver un moyen d’encourager davantage les remarques originales, certains élèves ayant fait très souvent des remarques redondantes par rapport à celles de leurs camarades. Enfin, je rêve d’une plateforme équivalente, mais RGPD, qui ne cherche pas à vendre des produits aux élèves.

1 Patrice Flichy, Le Sacre de l’Amateur, Seuil, 2010
2 Henry Jenkins, Mizuko Ito, Danah Boyd, Culture participative, C et F Editions, 2015
3 Nicolas Rouvière, Enseigner la lecture en questionnant les valeurs, Ed.Peter Lang, 2019
 
Directeur de publication :
A. David
Secrétaire de rédaction :
C. Dunoyer

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