Watteau, "Le Pèlerinage à l’Ile de Cythère" Analyse
par
G. Di Rosa, MS. Claude, H. Claude
Jean-Antoine
Watteau
Pèlerinage
à l’île de Cythère, dit L’Embarquement pour
Cythère
1717, [louvre.edu]
Introduction
Présentation
du peintre :
Jean Antoine Watteau est né à Valenciennes en 1684
; on sait très peu de choses de sa biographie : il semble
avoir eu une enfance malheureuse sous l’autorité de son père,
couvreur-charpentier ivrogne et brutal ; à 18 ans il est
apprenti chez un peintre qui travaille pour des décors de
théâtre et qui est appelé à Paris en
1702 pour travailler à l’Opéra ; Watteau le suit et
le quitte quelque temps après pour entrer dans l’atelier
de Claude Gillot, peintre spécialisé dans les sujets
de la Comédie-Italienne et du théâtre de foire.
Après une brouille avec son maître, il devient l’élève
du décorateur Audran, conservateur du Musée du Luxembourg,
où Watteau peut contempler des toiles de peintres qui l’influenceront
considérablement : Rubens, Le Titien, Véronèse.
En 1717, il est élu membre de l’Académie de peinture
comme " peintre de fêtes galantes " et connaît
alors une certaine notoriété. Il voyage un peu, notamment
en Angleterre, mais meurt précocement en 1721.
Présentation
de l’œuvre :
Watteau travaille beaucoup, et se spécialise dans deux thèmes
: le théâtre et les fêtes galantes. D’après
le dictionnaire de Furetière en 1690, la fête galante
est une " réjouissance d’honnêtes gens "
: Watteau, qui en a peint de nombreuses, représente des couples
dans des parcs, occupés à faire la belle conversation,
assis ou en se promenant, à danser, à jouer ou écouter
de la musique. Il mêle parfois ses deux thèmes de prédilection,
la fête galante et le théâtre, comme c’est le
cas dans " L’amour au théâtre italien " (Berlin),
" La partie carrée " (San Francisco), " La
Finette " (Louvre).
Les frères Goncourt (romanciers naturalistes amis de Zola),
qui redécouvrirent Watteau à la fin du 19°, alors
que la peinture du 18° était délaissée
par la majorité, parlent ainsi de Watteau : " …le
maître des sérénités douces et des paradis
tendres, dont l’œuvre ressemble aux Champs Elysées de
la passion. Watteau, le mélancolique enchanteur qui met un
si grand soupir de nature dans ses bois d’automne pleins de regret
autour de sa volupté songeuse ! ". " Sérénités
douces ", " paradis tendre " " volupté
", " enchanteur " d’une part ; " mélancolique
", " soupir ", regret ", " songeur "
d’autre part : l’ambivalence de l’œuvre de Watteau est joliment
soulignée ; Verlaine l’a vu ainsi, et l’exprime très
nettement dans " Clair de Lune ", dont les personnages
semblent osciller entre joie et mélancolie ; le poète
joue également sur d’autres ambivalences qui font la richesse
de son " paysage choisi " inspiré de Watteau.
Présentation
du tableau :
Ce tableau fut celui que Watteau présenta pour postuler à
l’Académie royale de peinture et de sculpture, en août
1717 (ce qu’on appelait son " morceau de réception ").
On peut donc considérer qu’il s’agit du chef d’œuvre
du peintre (au sens propre du chef d’œuvre de l’apprenti du
tour de France qui fait montre de sa maîtrise).
L’illustre institution lui avait demandé un tableau depuis
1712 (on ignore les raisons du long retard de Watteau pour livrer
le tableau, dont on sait qu’il a été peint en huit
mois), le laissant libre de choisir le sujet, ce qui était
très rare ; on ne sait s’il faut comprendre que l’Académie
faisait ainsi honneur au talent du peintre ou si, déroutée
par les sujets le plus souvent pratiqués par Watteau, théâtre
et fêtes galantes, elle ne savait pas trop dans quelle catégorie
les faire entrer ; en tout cas, le tableau est enregistré
par l’Académie comme une " feste galante ".
Le tableau s’appelle aujourd’hui, " Pèlerinage à
l’Isle de Cythère " : dans l’acte d’enregistrement du
tableau par l’Académie, ce titre est indiqué (c’est
donc le titre que lui donna Watteau), mais barré et remplacé
par " une fête galante " ; l’Académie refusa
donc le premier titre : l’explication proposée aujourd’hui
est que la mention de Cythère, île mythologique, semblait
reconnaître un sujet mythologique à l’œuvre, et
risquait de faire entrer le peintre dans la catégorie de
peintre d’histoire, la plus prestigieuse : les membres de l’Académie
pensaient sans doute que cela ne correspondait pas aux légers
sujets galants qu’il traitait. A la fin du 18° le tableau fut
rebaptisé et garda jusqu’en 1961 le titre : " Embarquement
pour Cythère " ; depuis, il a repris son titre d’origine.
Cette œuvre passa directement des collections de l’Académie
à celles du Museum central des arts, créé par
la Convention, puis à celles du Louvre.
Son succès fut immédiat ; Watteau en fit plus tard
une réplique qui est aujourd’hui à Berlin, toujours
appelé " L’Embarquement pour Cythère ",
et qui diffère sensiblement du tableau du Louvre.
Pour les frères Goncourt ce tableau est " le chef d’œuvre
des chefs d’œuvre français " ; pour le grand peintre
impressionniste Monet, c’est le plus beau tableau du Louvre avec
ceux de Véronèse (peintre vénitien du 16°).
Quant à Verlaine, nul doute qu’il pensa à ce tableau
parmi d’autres de Watteau lorsqu’il écrivit ses Fêtes
galantes.
Problématique
C’est sur les ambivalences mises en valeur par Verlaine et caractéristiques
de beaucoup de tableaux de Watteau, dont celui-ci, que nous nous
pencherons : le genre de la fête galante, qui est aussi un
thème, est par nature dévoué à l’amour
et à la douceur de vivre : il peint la douceur de vivre,
ou du moins la vision qu’en avait l’époque où il fut
peint ; nous verrons comment le tableau dit à la fois "
l’amour vainqueur et la vie opportune " et toute la nostalgie
de personnages qui " n’ont pas l’air de croire à leur
bonheur " ; et aussi comment d’autres ambiguïtés
se rencontrent mystérieusement dans un tableau qui fascine
justement parce qu’on ne peut lui imposer une interprétation
univoque- de même que " l’âme " chantée
par Verlaine fascine parce qu’elle est aussi complexe, mouvante
et plurielle que le " paysage choisi " auquel elle est
identifiée.
Méthode
Examen méthodique thématique du tableau, comme pour
un texte.
I. Le tableau renvoie aux idéaux
de " L’esprit Régence " et à sa vision de
la " vie opportune ".
Le
tableau s’accorde avec les aspirations de la classe dominante de
l’époque qui le vit naître, la Régence de Philippe
d’Orléans (1715-1723) : les Nobles et les riches bourgeois
recherchent plaisirs et frivolités, en réaction contre
l’austérité de la fin du règne de Louis XIV
; ils donnent des fêtes, à Paris mais aussi dans leurs
folies, demeures de délassement construites autour de Paris,
dans les parcs desquelles on aimait à se réunir lors
des beaux jours. Ils s’adonnent aux plaisirs d’une vie douce et
sans souci. Ils recherchent une vie sociale harmonieuse, des rapports
humains pleins de compréhension mutuelle et d’altruisme.
On sait que les clients et protecteurs de Watteau, Jullienne par
exemple (qui tenta de rassembler tous ses tableaux et tous ses dessins
et les fit graver, la gravure en noir et blanc étant alors
le seul moyen de reproduire les tableaux), faisaient partie de cette
société : le peintre connaît donc leurs fêtes,
en a peut-être été témoin ; cette riche
société s’appliquait à créer une sociabilité
pleine d’harmonie par l’entretien de parcs somptueux, par une élégance
irréprochable, par le respect des codes de la galanterie
(pour profiter de l’amour sans débordements). L’art se met
au service de ces aspirations.
a)
L’art du jardin
On
voit dans le tableau des arbres magnifiques, chênes ou hêtres,
des fleurs, un plan d’eau, une statue : toutes choses habituelles
dans les parcs que fréquentait la belle société.
Ce n’est pas la nature sauvage, mais une création humaine
prenant pour matériau les créations de la nature et
les mêlant à des créations humaines : les guirlandes
de fleurs ornant, l’une la statue de Venus, l’autre la statue d’un
satyre à la poupe de la barque, sont l’illustration par excellence
de cet art du jardin, tout dévoué aux plaisirs des
sens. La civilisation s’impose à la nature, la fait sienne,
pour le plaisir des hommes. A l’époque de Watteau, les jardins
de Versailles sont encore le modèle du genre, mais ceux de
Saint Cloud et de Sceaux sont somptueux aussi (il s’agissait alors
de parcs privés).
b)
L’élégance
- Les
vêtements que portent les personnages relèvent de
cet art du bien vivre dont l’esprit Régence fait un idéal.
Watteau a fait des dessins de mode, et les Goncourt parlent de
lui comme d’un " tailleur divin, couturier de génie
"… Il s’est appliqué à représenter
les reflets de la lumière sur des étoffes qui apparaissent
ainsi comme précieuses, soie ou satin ; les robes, colorées,
sont selon la mode de l’époque portées sur un jupon
blanc gonflé par un panier ; plusieurs femmes portent aussi
un caraco court. Les hommes portent des culottes, des bas de soie,
un chapeau mou ; la veste et la culotte, de couleur vive, contrastent
avec de larges collets. Watteau s’est appliqué à
accorder la beauté de chaque costume à l’harmonie
de l’ensemble, puisque la gamme chromatique est la même
d’un personnage à l’autre : rouge avec des reflets rose-orangé,
gris argenté, brun plus ou moins soutenu avec des reflets
or. Comme dans " Pierrot ", il a fait montre de sa dextérité
en travaillant les différentes nuances des blancs. Ce raffinement
du vêtement est encore une référence à
l’esprit Régence, tout occupé à célébrer
la " vie opportune ".
- Mais
l’élégance est aussi dans les postures et les attitudes
; or on a l’impression que les personnages dansent ; ainsi les
lignes que dessinent les corps qui se déhanchent gracieusement
sont-elles harmonieuses, séries d’arcs de cercle qui souvent
s’enchaînent pour créer de souples sinuosités
se faisant écho : par exemple, la mince silhouette du troisième
homme en partant de la droite est faite d’arcs peu incurvés
; dans le couple à sa gauche, les bras de la femme forment
au contraire un arc très incurvé qui s’enchaîne
avec un autre, tracé par les épaules de l’homme
; quant au premier homme à droite, son corps forme un S.
Même les mains dessinent des arcs gracieux : les personnages
semblent contrôler la courbe de chaque doigt, comme le feraient
des danseurs classiques. Ces arabesques sont reprises en écho
à tous les niveaux du tableau, ce qui crée une grande
harmonie, et donne l’impression d’une chorégraphie : la
dénivellation du sol trace un arc de cercle ; la farandole
des couples prolongée par la file des amours dans le ciel
dessine encore deux arcs de cercle ; ce qui fait écho aux
deux guirlandes de fleurs. Cette élégante danse
donne une très forte impression de sociabilité parfaitement
heureuse faisant " la vie opportune ".
- Ces
personnages qui embarquent pour Cythère, allégorie
du plaisir amoureux, habillent donc leur désir de la plus
grande élégance : aucune vulgarité dans cet
érotisme. Il faut dire que les couples se soumettent aux
codes de la galanterie.
c)
Les codes de la galanterie : une " Carte de Tendre " à
l’usage de " l’esprit Régence "
Les
codes de la galanterie sont les règles que se donne une société
pour régir les relations entre les hommes et les femmes,
et permettre de profiter des plaisirs de l’amour tout en évitant
les débordements d’une sensualité libre, perçue
comme menaçante pour l’harmonie sociale. Ces codes ont une
histoire que le 18° s’approprie à sa manière.
Les artistes se chargent souvent d’en donner une représentation
idéalisée.
- Les
codes de la galanterie.- Dès
le 12° siècle, la courtoisie invente le code de
l’amour courtois qui impose à l’homme de se soumettre
aux volontés de la dame : cette dernière, magnifiée,
divinisée même, est mise à une telle hauteur
que pour la mériter l’homme doit se surpasser ; quand
il l’approche, ce ne peut être que dans le respect de
toutes les marques de la soumission, comme un serviteur :
d’où la position à genoux, d’où l’assistance
de tous les instants qu’il lui offre…La courtoisie traverse
les époques, refait par exemple surface dans la poésie
amoureuse du 16°. - Au
début du 17°, les femmes de la Noblesse, mariées
trop jeunes et sans amour à des soldats plus à
l’aise sur le champ de bataille que dans un salon, lassées
du peu d’égards de leurs époux, remettent les
codes courtois au goût du jour : elles exigent des hommes
une longue cour pleine de respect et d’égards ; c’est
la Préciosité : " la carte de Tendre "
(voir le document annexe) fait apparaître ces codes
de la séduction sous la forme d’une topographie amoureuse
représentant tous les égards masculins comme
des villages à traverser avant d’atteindre les "
Mers dangereuses ", séparant les couples des "
Terres interdites " : ainsi est nommée la sexualité…
Quant aux femmes, objet des efforts des hommes, elles sont
toujours cantonnées dans une attitude de retrait, dont
la fonction est de modérer les ardeurs masculines.
- Dès
- La
galanterie de la Régence.- Au
début du 18°, ces codes ont perdu de leur excès
un peu ridicule mais sont loin d’être oubliés
; on le voit dans les pièces de Marivaux, où
les personnages féminins exigent des hommes de respectueux
égards ; dans notre tableau, les attitudes des
trois premiers couples reflètent ces codes : le premier
homme est agenouillé, tête baissée, en
signe de soumission à la dame, qui semble marquer une
pudique réserve (ses joues, que les Précieuses
nommaient les " sièges de la pudeur ", sont
roses et elle ne semble s’intéresser qu’à son
éventail !) ; dans le second couple, l’homme, plein
de sollicitude, aide la femme à se relever ; dans le
troisième il la guide galamment par la taille alors
que, toujours réservée, les joues toujours roses,
elle regarde en arrière, réticente à
aller plus loin vers Cythère. - Notre
tableau peut faire figure de Carte de Tendre à l’usage
de la Régence : à l’image de la représentation
du 17°, un bras de mer symbolise l’obstacle à franchir
avant l’amour physique, terre lointaine…Dans les deux
représentations, l’amour est représenté
comme un chemin, la tendresse comme un espace dans lequel
on évolue. De plus, le tableau donne lui aussi une
représentation des étapes de la séduction,
non sous forme de villages, mais au moyen d’une farandole
de couples symboliques ; on peut en effet comprendre que les
différents couples ne sont en fait qu’un seul et même
couple à différents stades de son histoire :
le premier couple à droite représente le stade
de la persuasion, le second celui du consentement, le troisième
le plein accord…la série de couples au second
plan poursuivrait joyeusement le parcours vers le plaisir,
unis par un désir partagé ; le procédé
évoquerait donc les tableaux des Primitifs, qui au
Moyen Age représentaient sur la même toile les
différentes étapes d’une histoire (" Le
Martyre de Saint Denis " d’Henri Bellechose,). Tout va
bien dans ce voyage symbolique, qui fait cohabiter harmonieusement
désir amoureux et sociabilité heureuse et raffinée. - Cette
représentation du parcours amoureux révèle
plus de permissivité des codes que dans la Préciosité,
puisqu’on semble arriver plus vite aux " Mers dangereuses
", clairement liées à la jouissance physique,
puisque le bateau prend la forme d’un lit à baldaquin,
sur lequel veille un Amour. La douceur des caresses n’est
pas diabolisée : dans chaque couple, l’homme et la
femme se touchent, on distingue deux fois un bras d’homme
enlaçant la taille de sa partenaire, et deux femmes
serrant avec sensualité le bras de leur cavalier ;
le 18° est aussi celui du libertinage, et rend les codes
galants plus permissifs, même s’il demeure de fortes
garanties de décence. - On
peut donc considérer notre tableau comme une "
Carte de Tendre " à l’usage de la Régence,
révélant des codes galants plus permissifs qu’au
17° siècle.
- Au
Donc
ce tableau semble se soumettre aux idéaux prônés
par la classe dominante de la Régence, en quête d’une
vie douce et festive, pimentée d’une galanterie à
la limite du libertinage : la version Régence de " la
vie opportune ". Mais, alors que la Carte de Tendre n’était
qu’une représentation minimaliste toute au service de la
communication des codes, " Le Pèlerinage à l’Ile
de Cythère " est un tableau riche et complexe qui, allégorie
de " l’amour vainqueur ", dépasse cette fonction.
II.
Watteau joue de symboles pour peindre une allégorie de "
l’amour vainqueur "
On
peut rappeler la définition de l’allégorie : représentation
concrète, perceptible par les sens, d’une notion abstraite.
Le titre dit bien les composantes de cette allégorie : l’île
de Cythère symbolise les amours heureux et sa représentation
s’accompagne d’autres symboles, mythologiques ou non ; le motif
du pèlerinage amoureux a de son côté une forte
valeur symbolique.
a)
L’île de Cythère : le symbole des plaisirs amoureux.
- C’est
une île grecque réelle, située dans la mer
Ionienne. Dans la mythologie, c’est là que fut portée
Aphrodite, déesse de l’amour, par les vents Zéphyrs,
juste après sa naissance. (Rappelons qu’Aphrodite est née
des eaux, deux interprétations différentes étant
données de cette naissance : tantôt c’est la fille
de Zeus, tantôt celle d’Ouranos, le ciel, qui couvrant la
terre, Gaïa, la fécondait sans relâche…son
fils Cronos, pour en débarrasser sa mère, trancha
ses organes sexuels qui tombèrent à la mer et engendrèrent
la déesse). Cythère est sa patrie et que l’amour
y est donc consacré.
- Dans
la mythologie grecque, Cythère apparaît peu. Mais
l’art occidental exploita beaucoup l’idée de l’île
des amoureux et prolongea le mythe : l’île devint une île
enchantée, réservée aux amoureux et lieu
des plus grands plaisirs. On en fit donc une métaphore
de l’érotisme : séparée de la terre par les
eaux, elle représente l’intimité des amants, l’intensité
du plaisir qui les mène dans un autre monde.... Watteau
lui-même exploita plusieurs fois cette métaphore
: outre la réplique de ce tableau, " l’Embarquement
pour Cythère " (voir le document annexe), l’un de
ses tableaux s’intitule " L’isle de Cithère ",
un autre " L’isle enchantée ". Faire un pèlerinage
à Cythère, c’est s’initier aux plaisirs de l’amour.
- On
peut ajouter qu’au 18°, le thème de l’île est
très en vogue : outre la métaphore amoureuse qu’on
a vue ci-dessus (on peut aussi rappeler qu’elle sert souvent le
cadre à des utopies politiques, comme chez Marivaux), elle
fascine par son exotisme, très à la mode (voir le
cours d’introduction sur l’Ile des esclaves : les Français
découvrent la première traduction des Mille et
une nuits, Robinson Crusoë, déjà
connu des anglophones, est en cours de traduction etc…) .
On voit bien que Watteau fait écho à cette mode
en peignant au fond du tableau des montagnes escarpées,
à gauche un village pittoresque, accroché au flanc
de la pente, plus loin des pitons rocheux : c’est ainsi que le
18° se représentait l’exotisme de la Grèce,
lieu privilégié des amours.
b)
En écho à Cythère, Watteau a utilisé
de nombreux autres symboles de " l’amour vainqueur ".
- A
droite du tableau, la statue est celle d’Aphrodite, ou Venus (son
nom latin). Bien qu’elle n’ait pas de bras, sa tête penchée
et ses yeux clos lui donnent une expression réaliste, vivante
: comme pour dire la vitalité de l’amour en ce lieu magique.
La référence à Venus est reprise avec la
statue qui orne la poupe du navire, dont la tête est surmontée
d’une large coquille Saint-Jacques, attribut habituel de Venus
sortant des eaux.
- D’autres
éléments renvoient à Eros, dieu de l’amour
; alors qu’il était au départ un adulte, les poètes
de l’Antiquité ont peu à peu imposé la représentation
traditionnelle d’un enfant, souvent ailé, armé d’un
arc et de flèches, d’un trait ou d’une torche (pour toucher
ou enflammer les cœurs). Watteau joue abondamment de ces
représentations : on remarque, posé contre le socle
de la statue de Venus, un carquois garni de flèches ; l’enfant
à droite du premier couple est assis sur un autre carquois
; il tire la jeune femme par la robe, comme pour la rendre amoureuse
en douceur, pendant que son compagnon chuchote à son oreille.
Autre version (volante !) d’Eros, pas moins de neuf petits Cupidon
ailés voltigent dans le ciel, au-dessus du bateau ; l’un
est armé d’une torche, un autre d’un trait ; deux sont
tendrement enlacés ; un autre est installé sur le
baldaquin du lit-barque pour veiller que le voyage se passe bien…deux
autres sont à terre parmi les couples, l’un s’accroche
au bâton d’un pèlerin pour le guider.
- Toujours
par référence aux mythes antiques, une statut de
satyre, symbole de la fougue virile, est installée sur
la coquille à la poupe du bateau ; quant à la femme
ailée en dessous de lui, on peut la voir, malgré
les ailes et compte tenu du contexte maritime, comme une sirène,
nouveau symbole de la séduction féminine.
- Les
deux nautoniers qui maintiennent la barque contre la rive font
référence aux différents passeurs qu’on trouve
dans de nombreux mythes : ce sont des initiateurs, ceux qui permettent
le passage d’un monde à l’autre ; presque nus, séduisants,
les muscles mis en valeur par leur geste (surtout pour celui de
gauche, très éclairé), ils peuvent aussi
être une nouvelle représentation d’Eros, menant les
amants vers les plaisirs de l’amour.
- D’autres
éléments sont plus discrètement synonymes
de " l’amour vainqueur " : c’est le cas par exemple
des roses, qui symbolisent dans le langage des fleurs l’amour
partagé ; le nœud qui enserre le socle de la statue
de Venus est un autre symbole de l’union des amoureux (auquel
peuvent faire écho les guirlandes de fleurs, entrelacements
elles aussi) ; on retrouve ce motif à côté
du pied de l’homme le plus à droite ; d’autres rubans rouges,
pouvant symboliser les liens de l’amour, ponctuent le tableau
: sous la gourde, sous les fesses de l’enfant assis, dans les
cheveux de l’homme au chien ; la soie rouge tendue sur le
baldaquin du lit-barque leur fait encore écho. Enfin, ce
petit chien qui court au milieu de la farandole des amants peut
renvoyer à la fidélité de ceux qui s’aiment
(même s’il ne semble pas s’agir de fidélité
conjugale…), ou tout simplement à la joie simple et
complète que donne le plaisir des sens.
c)
Le symbole du pèlerinage.
Le thème du pèlerinage religieux est détourné
au profit d’un hommage à l’amour et à ses plaisirs
; ce détournement est d’ailleurs un poncif de l’art amoureux.
Au Moyen-Age, dans la littérature courtoise, la comparaison
de l’amant (au sens premier : l’amoureux) pieux adorateur de sa
Dame, avec un fervent adorateur de Dieu, est très fréquente.
Dans la Carte de Tendre, les personnages dessinés en bas
à droite, qui s’apprêtent à se lancer sur les
chemins de l’amour, sont eux aussi représentés comme
des pèlerins, le bâton à la main. Watteau s’est
probablement inspiré d’une comédie à la mode,
Les Trois Cousines de Dancourt, écrite en 1702, et
qui se terminait par la chanson suivante :
"
Venez à l’île de Cythère
En pèlerinage avec nous
Jeune fille n’en revient guère
Ou sans amant ou sans époux ".
- Des
hommes et des femmes en pèlerinage.- Tous
les hommes sont munis d’un bâton de pèlerin ;
en observant le détail en document annexe, on voit
que l’homme le plus à droite porte sur son collet un
signe qu’on peut interpréter comme celui des pèlerins
de l’amour, un cœur percé de deux flèches
qui se croisent ; on remarque au premier plan, outre le bâton
abandonné, deux accessoires emblématiques de
ces galants pèlerins : une gourde, où le vrai
pèlerin garde de l’eau, mais dont on peut imaginer
ici qu’elle contient un philtre d’amour ; et un objet qu’on
peut identifier comme un bréviaire d’amour dans un
étui d’argent muni d’une bandoulière, qui permettra
au pèlerin de garder ce guide de l’amour à portée
de main pour guider sa marche. Le coquillage sur la poupe
du bateau peut être un clin d’œil à la coquille
Saint-Jacques, attribut des pèlerins de Saint Jacques
de Compostelle. - Un
pèlerinage est une progression dans l’espace, une déambulation
: c’est bien le cas de celui-ci, où nous avons l’impression
que les personnages se déplacent de droite à
gauche : nous avons en effet signalé que les différents
couples n’étaient peut-être qu’un même
couple à différents stades de sa progression
; cette impression est renforcée par le fait que les
personnages semblent pris sur le vif, en plein mouvement :
ainsi peut-on observer par exemple, pour le troisième
couple en partant de la droite, les jambes de l’homme : le
pied gauche est levé, les muscles des mollets contractés
: il marche. De même pour l’homme de l’avant dernier
couple. Le redressement de la femme, entre le second et le
troisième couple, donne aussi cette impression de mouvement
en avant caractéristique du pèlerinage.
- Tous
- Un
parcours psychologique.- Un
pèlerinage est aussi une progression symbolique, une
initiation qui fait passer d’un état à un autre
: le motif des nautoniers attendant les voyageurs pour leur
faire traverser le bras de mer souligne ce passage. - La
suite des couples montre bien l’évolution psychologique
qui rendra possible l’embarquement : pour la première
série, persuasion, consentement, plein accord. La seconde
série de couples, au second plan, manifeste par plusieurs
indices le désir partagé : corps rapprochés,
attitudes lascives des femmes, air dévergondé
de la jeune femme immédiatement après le chien,
regard insistant de la femme sur l’homme, dans l’avant dernier
couple. Le fait que la barque soit en même temps un
lit à baldaquin laisse peu de doutes sur la réciprocité
du désir amoureux qu’a fait naître ce parcours. - L’idée
du parcours psychologique d’un même couple est soulignée
par les liens qui relient chaque couple à celui qui
est à sa gauche : pour les trois premiers, la jambe
de l’homme est en contact avec la robe de la femme ; on a
souligné aussi les correspondances chromatiques qui
les unissent. La première série est reliée
à la seconde par le bâton du troisième
homme, au premier plan, qui se superpose au dos de la femme
suivante, au second plan ; puis les contacts sont beaucoup
plus appuyés : l’homme du premier couple de la seconde
série semble même s’intéresser de près
à la femme du couple qui le précède !
- Un
- Un
spectateur invité au voyage. Watteau a construit son tableau
de telle façon que nous avons l’impression d’accompagner
les personnages dans leur pèlerinage amoureux.- L’œil
du spectateur est attiré en effet vers un point sur
l’horizon, situé juste derrière les éminences
sombres (tours d’une ville ou pitons rocheux ?) à l’arrière
plan : un halo de lumière met en effet en valeur cette
zone ; mais surtout, ce point est le point de fuite de la
perspective, c’est à dire le point où convergent
plusieurs lignes d’architecture obliques, en particulier celles
qui se matérialisent par le reflet de la lumière
sur l’eau, le sommet des montagnes à droite, la falaise
à gauche, l’alignement des angelots voltigeurs. Or
on peut penser que Cythère se situe dans la direction
de cette zone de lumière. - De
plus, notre œil est amené à suivre la farandole
sinueuse des amants, jusqu’à la barque : nous "
lisons " le parcours psychologique comme nous lirions
une bande dessinée (mais de droite à gauche)
; c’est d’autant plus net que le mouvement de cette farandole
est souligné, plus bas, par la dénivellation
du sol puis les branches d’arbre en bas à gauche qui
mènent jusqu’à la nacelle ; d’ailleurs, les
bâtons guident notre regard dans ce mouvement.
- L’œil
Tout
dans le tableau semble donc au service de la consécration
de " l’amour vainqueur ", dont les symboles sont nombreux
; ce pèlerinage est une initiation amoureuse que le spectateur
est même invité à accompagner par le regard.
Pourquoi alors ces airs mélancoliques sur les visages ?
III. " Ils n’ont pas l’air de croire
à leur bonheur " : l’ambivalence entre le thème
amoureux et cette étrange mélancolie a souvent été
soulignée ; elle n’est qu’une des ambivalences qui caractérisent
le tableau et lui donnent son fascinant mystère.
Il
est certain que les personnages représentés ne rient
pas aux éclats et qu’on peut interpréter leurs demi
sourires comme de la mélancolie ; mais si tous les commentateurs
de l’œuvre ont souligné cette ambivalence psychologique
(ils vont à l’île bienheureuse mais n’en ont pas l’air
ravis), c’est sans doute parce que tout dans ce tableau est ambivalent,
à commencer par son argument même : vont-ils à
Cythère…ou en reviennent-ils ? Mais ces ambivalences
ne sont-elles pas la source même de la mélancolie ?
Cette mélancolie est-elle celle des personnages ou celle
du spectateur ?
a)
On ne sait s’il s’agit d’un départ pour Cythère ou
d’un retour de Cythère, ce qui peut éveiller la méditation.
Nous sommes jusqu’à présent partis du principe que
les personnages étaient encore sur le continent et se dirigeaient
vers la barque qui les conduirait vers l’île. C’est bien cette
interprétation qui a présidé au choix du titre
qui a été donné au tableau jusqu’en 1961 :
" l’embarquement pour Cythère ". Or, si les historiens
de l’art on décidé de rebaptiser le tableau en reprenant
le titre initialement choisi par Watteau, c’est qu’il écartait
d’autres interprétations possibles.
- On
peut comprendre que les personnages sont en fait sur Cythère
et s’apprêtent à la quitter :- Cette
interprétation a l’avantage de donner une justification
psychologique à la mélancolie : s’ils sont tristes,
c’est parce qu’ils quittent l’île des amoureux.... - La
statue de Venus serait un terme, c’est à dire qu’elle
servirait de borne, sur la rive, pour délimiter le
territoire de Cythère, celui de Venus justement. Le
carquois d’Eros servirait lui aussi de borne symbolique. - Cupidon
semble bien installé, chez lui ; on peut alors penser
que s’il tient la robe de la femme, c’est pour la retenir
: l’allégorie montrerait qu’elle a envie de rester
plus longtemps dans les bras de son amant ; on peut donner
la même interprétation à l’attitude de
la troisième femme, qui regarde en arrière.
Cette nouvelle interprétation du parcours (on peut
encore penser que les différents couples sont un seul
et même couple) montrerait la femme comme beaucoup plus
sensuelle : c’est l’homme qui l’incite à quitter Cythère.
La rougeur des joues de la première femme (voir le
détail en document annexe), la nécessité
qu’elle a de s’éventer, seraient donc à interpréter
comme les effets d’un plaisir d’ores et déjà
consommé. - On
remarque en observant le détail en document annexe
que des pétales de rose sont éparpillés
autour du premier Cupidon : discret symbole de l’amour déjà
consommé sur l’île de Cythère qu’il faut
maintenant quitter ? - Est-on
d’ailleurs sûr que l’allégorie se " lit
" de droite à gauche ? Si l’on est sur Cythère,
ne peut-on penser aussi que certains couples y arrivent alors
que d’autres en partent ? Que deux parcours psychologiques
se croisent ? Ainsi l’un des couples nous fait-il face, comme
s’il se dirigeait vers le premier plan. On ne peut être
sûr de la direction du bateau : attend-il des voyageurs
ou vient-il d’en déposer ? Le premier couple est-il
au début de l’initiation amoureuse, ou au contraire
à sa fin ? Le regard du spectateur qui comprend ainsi
le tableau est alors circulaire, suivant les couples dans
un sens puis dans l’autre, amener à " lire "
et " relire " le tableau pour l’interpréter.
- Cette
- Ces
ambiguïtés peuvent amener à l’idée du
temps qui passe, inexorablement.- On
ne sait s’il s’agit d’un départ ou d’un retour : on
peut penser que ce départ, comme tout départ,
est en même temps un retour, c’est à dire qu’il
porte en lui l’idée qu’il faudra bientôt rentrer.
Donc que le plaisir passe et que les meilleures choses ont
une fin. - D’autres
éléments du tableau peuvent représenter
le fuite du temps et entretenir la méditation. Ainsi
ne parvient-on pas à reconnaître avec certitude
le moment de la journée et de l’année que le
peintre a représenté : les ocres, les bruns,
les touches rouges qui composent les arbres font penser à
l’automne ; mais la lumière fraîche, les reflets
sur l’eau, le ciel bleu clair, les roses, le désir
amoureux évoquent le printemps. De même, cette
fraîcheur de la lumière évoque le matin
alors que le poudroiement doré qui semble tout recouvrir
serait plutôt crépusculaire. Ce qui signifierait
que la fuite du temps, le début et la fin de la journée,
de l’année même, tout est représenté
simultanément dans le même tableau ; ce qui nous
suggérerait que le passage du temps est inexorable…La
farandole des couples, si elle est la représentation
d’un même couple à différentes étapes
de son parcours, ne dit pas autre chose : le passage du temps
est perceptible dans un seul regard…c’est dire s’il passe
vite !
- On
- Aucun
sens religieux ne semblant émaner de cette représentation
du passage du temps, comment l’interpréter ?- On
peut y reconnaître le thème du carpe diem : ce
thème poétique apparaît dans les vers
du poète latin Horace et sera repris par les auteurs
de la Pléiade, Ronsard notamment, au 16° siècle
(voir en document annexe le célèbre poème
" Mignonne allons voir si la rose… " : le poète
presse Mignonne de venir avec lui contempler la rose qui a
fané pour mieux la convaincre qu’elle ne sera pas jeune
éternellement et qu’il est grand temps de prendre du
plaisir) ; littéralement, " carpe diem "
signifie " cueille le jour " : profite de ta jeunesse,
profite du plaisir puisqu’il en est encore temps. Demain il
sera trop tard. Les guirlandes de fleurs peuvent renvoyer
à cette thématique : les fleurs ont déjà
été cueillies, elles vont faner, comme en témoignent
les pétales de rose éparpillés. - Mais
on peut y voir une réflexion plus sombre sur le vieillissement,
et pourquoi pas la mort ? Ainsi les deux nautoniers pourraient-ils
évoquer le passeur Charon, qui dans la mythologie fait
passer les âmes à travers les marais de l’Achéron,
sur l’autre rive du fleuve des morts. Le nautonier de droite,
dans l’ombre, jette sur les couples un regard énigmatique
qui pourrait inquiéter…
- On
C’est
donc à une méditation mélancolique que nous
invite Watteau tout en nous montrant " l’amour vainqueur et
la vie opportune " : l’expression équivoque que nous
" lisons " sur les visages des personnages n’est peut-être
que l’expression de nos propres impressions ; peut-être est-ce
nous qui ne croyons pas à leur bonheur…
b)
Une autre ambivalence marque le tableau : la scène représentée
est-elle ou non réelle ?
- Comme
dans la plupart des tableaux de Watteau, il est difficile de savoir
s’il s’agit d’une représentation de la réalité
ou d’une scène de théâtre.- D’une
part les arbres plus réalistes que dans la plupart
des tableaux de Watteau, le souci de représenter, avec
les montagnes et la falaise escarpée, un paysage qui
pourrait ressembler à celui de la vraie Cythère,
le sol inégal, relève d’une volonté de
faire vrai. - D’autre
part la plupart des personnages, comme on l’a vu, sont gracieux
comme des danseurs, leurs mouvements ne paraissent pas naturels.
Leurs costumes sont suffisamment brillants et somptueux pour
être des costumes de théâtre. La composition
du tableau évoque une scène : les personnages
occupent la moitié exacte de la hauteur (la ligne médiane
passe par le sommet de la tête de la femme à
la robe beige et l’extrémité du bâton
de son compagnon), ce qui donne l’impression d’un plan horizontal,
comme une scène, délimité par un mur
vertical où serait peint le décor : plan d’eau,
angelots, montagnes, en perspective. On penserait à
une brillante mise en scène d’opéra. ; d’ailleurs
la scène est vue de haut, comme si nous la découvrions
depuis une loge dans un théâtre à l’italienne.
- D’une
- Watteau
joue aussi sur le mélange entre réalisme et déréalisation
dans la représentation des personnages.- Les
personnages du premier plan sont déréalisés
: presque trop fins et trop élégants pour être
réels ; cette impression est renforcée par la
technique utilisée par Watteau : il a peint ce tableau
assez vite, et on voit les contours des figures, comme sur
des esquisses ; on croit moins à la réalité
des personnages quand le travail du peintre s’affiche. - Par
opposition, certains des personnages, les trois couples au
second plan, ont un physique très peu idéalisé
: l’un des hommes a une silhouette très lourde, fort
disgracieuse de dos ; sa compagne a un visage lourd ; ces
personnages ressemblent à des paysans. Quant au nautonier
de gauche, à peu près nu, il a une belle musculature
mise en valeur par le mouvement qu’il fait pour maintenir
la barque contre la rive : la valeur érotique de ce
corps très réaliste est évidente. - Mais
on peut retrouver cette ambiguïté dans la représentation
d’un même personnage : ainsi même si les personnages
très élégants (au premier plan notamment)
peuvent apparaître au premier regard comme des dessins
de mode se limitant à un costume, un regard plus attentif
révèle, sous le costume, un corps bien de chair
et qui frémit : ainsi distingue-t-on des nudités
blanches, gorges ou nuques, sous les vêtements (Verlaine
parle dans " les Ingénus " des " éclairs
soudains de nuques blanches ") ; les visages des femmes
rosissent, marque de pudeur ou de plaisir ; les muscles des
hommes font saillies sous les bas de soie…L’élégance
ne parvient pas à masquer la réalité
des corps.
- Les
- Ces
nouvelles ambivalences nous amènent encore à la
méditation :- Doit-on
croire à cette " vie opportune ", est-elle
réalité ou théâtre ? Si les personnages
sont mélancoliques malgré leur sort enviable,
c’est peut-être de dépit de n’être pas
tout à fait réels…ou parce que notre propre
dépit de ne pouvoir croire totalement en leur réalité
nous fait lire cette mélancolie sur leur visage. - Les
corps pourraient sembler à ce point domptés
par l’élégance qu’ils cessent d’être des
corps de chair ; or ce n’est pas le cas ; tout se passe comme
si l’érotisme émergeait sous tous les codes
sociaux qui tentaient de l’étouffer ; parallèlement,
la nature sauvage semble elle aussi échapper aux efforts
des jardiniers pour la discipliner : en témoignent
les feuillages touffus des arbres, qui semblent cacher de
fascinants mystères ; l’arbre mort, au premier plan
à gauche, dont les branches noires et tortueuses semblent
à l’exact opposé des guirlandes de fleurs ;
les montagnes escarpées noyées dans la brume
au loin. Cette émergence du sauvage parmi l’artificiel,
du naturel sous le culturel semble à la fois inquiétante
et rassurante : inquiétante pour la stabilité
policée de cette belle société ; mais
rassurante pour la victoire de l’amour, qui somme toute, semble
suggérer le peintre, a bien davantage besoin des corps
que des codes…
- Doit-on
Comme
Verlaine écrivant " Clair de Lune " en se souvenant
des œuvres de Watteau, le spectateur est amené à
se raconter des histoires, à scruter les visages pour y deviner
les sentiments des personnages, à décrypter les symboles
: cette invitation à la rêverie est le fruit des ambivalences
qui marquent l’œuvre. Tout se passe comme si ce grand espace
de ciel était la place que la peintre avait voulu ménager
à la rêverie du spectateur.
Et la mélancolie que nous lisons sur le visage des personnages,
c’est peut-être celle que nous donne Watteau qui, nous montrant
" l’amour vainqueur " mais aussi le temps qui passe inexorablement,
" la vie opportune " sans que nous sachions si nous devons
y croire, l’érotisme en même temps que les efforts
de l’élégance pour le masquer, nous fait " pleurer
d’extase ".
Conclusion
:
- Très
ancré dans son époque, ce tableau nous renv