Le Procès de Welles
mercredi 20 juin 2007
par le GREID Lettres


Analyse de la séquence 19,
la scène de la cathédrale

 

par Laurent Canérot, professeur de Lettres


Découpage de la séquence

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Commentaire de la séquence

K a rendu visite au peintre Titorelli, qui lui démontre qu’il ne sera jamais acquitté définitivement. Pris de vertiges sous le regard des petites filles, il s’enfuit à travers les couloirs d’archives du tribunal, puis à travers des couloirs souterrains, poursuivi par de jeunes femmes. Il débouche ainsi, seul, dans un large espace sombre, la cathédrale.
Le montage de la séquence 19 est très rapide, si rapide que le spectateur, pris par un flux d’informations visuelles complexes, peinant à suivre un échange de répliques au contenu abstrait, est, comme le héros du film, désorienté à la première vision. Pourtant, du premier au dernier plan de la séquence, trois évolutions sont repérables : d’une part, K trouve la sortie vers l’extérieur (il parcourt des espaces intérieurs depuis la séquence 15, soit environ une demi-heure de film) ; d’autre part, contrairement à la fin de la séquence 18, K s’affirme pour la première fois " responsable " (et non plus " coupable ") ; enfin, le dernier plan montre, par contraste avec les plans précédents, un " dépouillement " visuel, qui révèle aussi une transformation dans l’esthétique du film.
La séquence 19 est constituée de 42 plans, pour 3 minutes 45 de film ; le premier plan dure à lui seul 1 minute 9.
Problématique : Qu’est-ce que comprend K, dans cette séquence, qui oblige la Justice à le faire disparaître de façon précipitée dans la séquence suivante ?

 

I. La sortie du labyrinthe

A) Le labyrinthe
La perte des repères spatiaux est due au décor (P1 : le panoramique vers la droite fait passer d’un hangar à la cathédrale), au choix d’une focale courte qui incurve les lignes droites (P1), au cadrage serré (P2, P8, P39), aux plans sombres, aux faux raccords de lumière (P5 à P9, ou P14/P16 /P20), au montage elliptique qui introduit de faux raccords dans le mouvement (P10, P11) et donne l’impression que les personnages se rapprochent ou s’éloignent l’un de l’autre sans se déplacer.
Analyse précise du plan 13 : K avance sans que son ombre grandisse ou diminue (négation du mouvement).
L’impression de resserrement de l’espace est due au cadrage serré, au choix des contre-plongées qui font entrer dans le champ le plafond des décors, enfin à l’invasion du champ par le corps de l’avocat (plans 3 à 10).
C’est l’avocat qui pousse K vers le centre du labyrinthe.

B) Le piège de l’avocat
Plans 3 à 1O : l’avocat envahit le champ : resserrement du cadre (du plan américain au gros plan), contre-plongée, composition du cadre avec présence de l’avocat en amorce (P4), regard face caméra. Il semble ainsi pousser K jusque dans le faisceau du projecteur (P8 et 9).
L’avocat a un pouvoir hypnotique : contraste lumineux fort entre P8 et P9, qui crée un trouble de la vision, apparition d’une forme de brouillard dans le dos de l’avocat (P16), récit prononcé d’une voix lente et régulière, claquements réguliers des diapositives, début d’une musique au P12, enfin insistance sur le regard intense de Welles grâce aux GP (notamment P16). K est victime d’une sorte de sortilège : il semble même hypnotisé (cf. P19).
K, plongé dans le monde d’illusion et de cauchemar créé par son avocat (diabolique ?), parvient cependant à s’arracher à cette dangereuse fascination.

C) La fuite de K
La volonté de fuir de K est suggérée tout au long de la séquence par les sorties de champ de K (P1, 6, 10, 23, 29, 37, 42), ainsi que par la bande-son (bruits des pas de K sur le sol).
Mais le moment décisif apparaît au P26, lorsque K remplace l’image de la Porte de la Loi par un écran blanc, sur lequel se découpe, en ombre chinoise, la silhouette de l’avocat. Alors la présence de K dans l’espace semble mieux assurée : il s’approche de l’avocat (P27, mouvement souligné par un rapide travelling avant), il se tient au centre du cadre (P30, 32, 34, composition soulignée par le surcadrage de la toile blanche), son visage se détache nettement dans la soudaine obscurité (P35, raccord dans l’axe), ses déplacements dans le champ sont à présent orientés vers la lumière (P35, 39, 41, 42).

L’analyse de l’espace permet de faire apparaître la construction dramatique de la séquence : K se perd dans un espace mouvant et indéfinissable (P1), K subit le sortilège de l’avocat, maître de cet espace (P2 à P26), K met fin au charme et se dirige vers la sortie (P27 à la fin). Le P26 semble donc fondamental pour comprendre le sens de l’évolution de K. C’est celui où l’avocat prononce le terme de " complot ".

 

II. La fin du procès

A) K en position d’accusé
Le dialogue met K en position d’accusé : il doit répondre à l’appel de son nom, à des questions, une des premières répliques du prêtre énonce sa culpabilité. L’idée même de la séquence est celle d’un rappel à la Loi.
Cadrage (contre-plongée sur le prêtre et l’avocat) et costumes (costumes sombres pour ces deux personnages) évoquent l’autorité à laquelle K doit se soumettre.
Clichés du film noir : lieu clos et enfumé, costume de l’avocat (uniforme du policier en civil ou du "privé"), projecteur dirigé vers le visage de l’accusé, questions visant à convaincre l’accusé de sa propre folie, projections de diapositives comme autant d’indices ou de preuves, évocation de l’emprisonnement par le décor (décor métallique, grillages, images de la Porte de la Loi), claquements évocateurs du projecteur.
Mais la Porte de la Loi, projetée derrière K, n’est pas encore fermée, et K va en profiter pour retourner l’accusation contre ses accusateurs.

B) Le renversement des rôles
Dans l’espace : le renversement des rôles est très net au P25, où K prend la place de l’avocat, et commence alors à occuper le centre du champ (P30, 32, 34, 35). K passe alors dans la lumière, laissant l’avocat dans l’ombre.
Le dialogue des plans 26 à 37 obéit à un principe de reprise et de renversement des termes de l’accusation (cf. notamment P30).
P34 et 35 : raccord dans l’axe, cadrage serré sur K, regard face caméra, baisse de la lumière comme si celle-ci obéissait à la voix de K : le dispositif donne aux répliques de K une intensité remarquable (" J’ai perdu mon procès…Vous avez perdu aussi… "). K prononce donc sa propre sentence et celle de ses accusateurs.
P42 : GP de K, effet de surcadrage et réplique cinglante (" Je ne suis pas votre fils ") : constitution de K en héros, en individu rebelle contre les forces d’oppression.
Interprétation politique : dénonciation des méthodes du totalitarisme : arrestation arbitraire, avocat au service de l’accusation, sacralisation de la loi, torture mentale (faire croire à l’accusé qu’il est fou, projecteurs dans le visage), mensonges incessants.

Le " complot " contre K prend la forme d’une projection cinématographique : le cinéma lui-même semble condamné comme moyen de domination politique des esprits.

 

III. La conscience du mensonge cinématographique

A) Références au dispositif cinématographique (mise en abyme)
Elles sont très nombreuses : rideau de la chambre noire au P1, projecteur de diapositives, faisceau du projecteur, lampes d’éclairages et décor qui évoquent un décor de studio en construction (P4, P30, P32), voix de l’avocat racontant l’histoire de la Porte de la Loi, la main sur le projecteur.
Conscience du spectateur que cette scène met face à face l’acteur et son metteur en scène (ceci au prix d’une infidélité à Kafka, et d’une réduction nette du rôle du prêtre dans le film : effet de surprise de l’arrivée de Welles dans le champ au P3).
Puissance hypnotique de l’avocat = puissance hypnotique du cinéma.

B) La fin de l’illusion
Effet de la reprise du Prologue sur écran d’épingles (séquence 1 du film) : le spectateur passe de la représentation aux conditions de la représentation.
P26 : réduction de l’image cinématographique à sa matérialité (deux dimensions, contraste noir et blanc) : K met fin à l’illusion représentative.
Arrière-plan des P30, 32, 34 : envers du décor, impression d’inachevé et de désordre.
Réplique de K, au moment où la lumière, sans justification, baisse soudainement (" Tout est perdu ") : annonce de la fin du film.

C) Justification de l’esthétique baroque du film : apprendre à voir
Le cinéma de Welles comme forme d’éducation du regard : mouvements de caméra très marqués, à la limite de la parodie (P1), fortes contre-plongées, traitement baroque de la lumière, montage très rapide.
Intérêt comparatif de deux des derniers plans de la séquence (P40 et 42) :
P40 : même cadrage qu’en P3, pour souligner outrageusement l’autorité du prêtre (auto-parodie ?). Dialogue difficilement interprétable du prêtre (" Vous ne voyez donc rien ? "), à moins de rapporter cette question à l’image elle-même, et de noter le renversement du décor (disposition de la chaire et des coupoles dans le champ) entre P1 et P40, comme si le P40 était le négatif de P1. Le cinéma révèle sa propre artificialité.
P42 : GP de K, ¾ face, éclairage classique, réplique dramatique : retour (rapide) à une esthétique " classique ", qui contraste avec les précédents GP de Perkins (voir P35).

 

Le cinéma de Welles comme forme d’éducation du regard : mouvements de caméra très marqués, à la limite de la parodie (P1), fortes contre-plongées, traitement baroque de la lumière, montage très rapide.
Intérêt comparatif de deux des derniers plans de la séquence (P40 et 42) :
P40 : même cadrage qu’en P3, pour souligner outrageusement l’autorité du prêtre (auto-parodie ?). Dialogue difficilement interprétable du prêtre (" Vous ne voyez donc rien ? "), à moins de rapporter cette question à l’image elle-même, et de noter le renversement du décor (disposition de la chaire et des coupoles dans le champ) entre P1 et P40, comme si le P40 était le négatif de P1. Le cinéma révèle sa propre artificialité.
P42 : GP de K, ¾ face, éclairage classique, réplique dramatique : retour (rapide) à une esthétique " classique ", qui contraste avec les précédents GP de Perkins (voir P35).

 

K a donc compris que la Loi n’était qu’une représentation de la Loi, qu’une illusion mensongère construite pour le séduire et le convaincre de sa culpabilité. Il doit mourir car il a cessé de croire à la transcendance de la loi. Les références au film noir, le dialogue contribuent à donner une dimension politique au film, comme critique du totalitarisme. La présence du prêtre, mais surtout la réminiscence d’une tirade célèbre de Macbeth (" La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire dite par un idiot, pleine de fracas et de furie, et qui ne signifie rien… ", Macbeth, acte V scène 5) peuvent inciter à donner de cette séquence une interprétation métaphysique. Le plus intéressant reste la lise en abyme et la dénonciation (narcissique) du cinéma comme instrument de domination des consciences ou des inconscients.


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