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Etude d’une nouvelle en seconde : Toine de Maupassant

20 / 06 / 2007 | le GREID Lettres


Comment associer sur un mode raisonné les différentes activités d’enseignement : lecture, écriture, apprentissage de l’oral ?

Objectifs :

Croisement perspectives/objets d’étude :
- étude d’un genre : la nouvelle
- étude de registres : le burlesque et l’héroï-comique
- étude du procédé de la parodie littéraire
- étude du succès de la nouvelle au XIXème siècle

Compétences visées :
- consolidation des acquis narratologiques du collège
- reconnaissance d’un genre et de ses composantes
- reconnaissance d’un registre et notamment du registre burlesque

Par Josée Yonnet, lycée Gaston-Bachelard, Chelles

 


Déroulement de la séquence

Séance 1 (2 heures) - La construction de la nouvelle - Le schéma narratif (révision)

Objectifs notionnels :

 Rappel des caractéristiques de la nouvelle : récit court, personnages peu nombreux, intrigue simple, narration resserrée =/= roman.

Objectifs culturels :

 La parodie littéraire : définition ; cf : restitution du langage des paysans dans la tradition du Pierrot de Dom Juan.

Faits de langue :

Le langage paysan :

- entorse à la syntaxe
- prononciation et lexique patoisants- duplication des énoncés

Oral :

 résumer l’intrigue de la nouvelle en quelques phrases.

 comparer l’état initial et l’état final de la nouvelle : que pouvez-vous dire du processus de transformation propre au récit ?

Ecriture :

 si l’on définit le conte comme un récit de faits et d’aventures imaginaires, destiné à distraire, dans quelle mesure la nouvelle que vous venez de lire correspond-elle à cette définition ?

 

Séance 2 (2 heures) - Les personnages principaux : Toine et sa femme, deux personnages antithétiques ; Prosper Horslaville

Objectifs notionnels :
La construction des personnages

 par leur nom (ou l’absence)

 par ce qu’ils disent

 par ce qu’ils font

 par ce que d’autres personnages disent d’eux

 par les commentaires du narrateur

Objectifs culturels :

 La parodie littéraire (suite)
cf : la scène d’exposition de On ne badine pas avec l’amour : Maître Blazius =/= dame Pluche

 Toine : personnage rabelaisien (truculence, excès…)

 Prosper Horslaville : le malin, le rusé , le renard du Roman de Renart ou celui des Fables.

Faits de langue :
Les procédés de la caractérisation et ceux de la caricature :

 les adjectifs qualificatifs

 les comparaisons (ici essentiellement animales)

 l’énumération

 la gradation

Oral :

 lecture expressive de la première partie

 comparer les deux protagonistes : qu’ont-ils en commun ? qu’est-ce qui les distingue ?

 quelle est l’intention de Maupassant ?

 quelle est la fonction de Prosper Horslaville ?

Ecrit :
Vous commenterez le passage situé à la fin de la première partie : " Toine, en effet,…j’verrons ce qu’arrivera ". Vous montrerez notamment comment le narrateur donne une image originale de son personnage.

 

Séance 3 (1 heure) - Le cadre spatio-temporel

L’espace : le hameau de Tournevent - le café " Au rendez-vous des amis " - la région de Fécamp et de Montivilliers
Le temps : aucune date précise - des précisions temporelles qui renvoient au moment de la fiction

Objectifs notionnels :

 Ancrage pittoresque du récit : précisions géographiques. Décor à effet de réel.

 Rien sur l’époque : seul le mode de vie des paysans et des gens du hameau peut donner des renseignements.

Objectifs culturels :

 Le réalisme : son origine, ses caractéristiques.

 Voir dans quelle mesure cette nouvelle se rattache à ce mouvement littéraire de la fin du XIXème siècle.

Faits de langue :

 Les indicateurs spatiaux

 Les connecteurs temporels

 Les temps de conjugaison : imparfait et passé simple (temps de la narration et temps de la description)

Oral :
La nouvelle commence par une description du hameau : quelles sont ses caractéristiques et comment les interprétez-vous ? Quelle est l’intention de l’auteur ?

Ecrit :
Vous transformerez le dénouement de cette nouvelle en imaginant une fin franchement tragique.

 

Séance 4 (2 heures) - La chronologie dans la nouvelle ; le traitement du temps

Distinction fiction =/=narration

Objectifs notionnels :

 L’ordre du récit

 Fonction de la première analepse : elle inscrit le récit dans la réalité comme si les personnages avaient existé avant que le narrateur rapporte leurs aventures.

 La durée dans la fiction

 La durée dans la narration

Objectifs culturels :

 Le traitement du temps (ordre du récit) participe de la volonté d’ancrer le récit dans le réel

Faits de langue :
La parole rapportée :

 le discours direct

 le discours indirect

 le discours indirect libre

 le discours narrativisé

Oral :
La narration raconte-t-elle les événements dans l’ordre où ils se sont déroulés ?

Ecrit :
Quand " l’événement " fut connu dans le hameau "on en jasait dans les maisons. On allait s’informer aux portes des voisins ". Imaginez la scène en introduisant des passages de récit et différentes formes de paroles rapportées.

 

Séance 5 (1 heure) - La question du narrateur

Qui raconte ? Qui commente ou expose ?
Qui est narrateur ? un personnage ? un témoin ?
A qui ?

Objectifs notionnels :

 Distinction auteur/narrateur

 Les différentes voix narratives possibles

Objectifs culturels :
La voix narrative dominante au XIXème siècle

Faits de langue :

 Les valeurs du pronom indéfini " on " dans la nouvelle

 Le pronom personnel de la 2ème personne du pluriel dans la première partie.

Oral :

 Quel est le regard que porte le narrateur sur ses personnages ? Justifiez votre réponse par des références au texte.

 Et vous comment les percevez-vous ? qu’est-ce qui vous surprend ? vous amuse ? ou vous irrite ?

Ecrit :
Imaginez que Toine est le narrateur de cette histoire.

 

Séance 6 (2 heures) - Les registres dans la nouvelle

Objectifs notionnels :

 Le registre comique

 Le registre burlesque

 Le registre héroï-comique

 Toine, l’anti-héros

Objectifs culturels :

 La tradition burlesque

 Lecture d’extraits du Roman comique , 1651-56 de Scarron et notamment l’incipit

Faits de langue :

 l’énumération épique

 le rythme ternaire

 les parallélismes

Oral :

 Cette nouvelle vous a-t-elle plu ? pourquoi ? dans tous les cas, vous justifierez votre propos.

 Débat régulé : le personnage de Toine est-il franchement comique ? si oui, pourquoi ? si non, pourquoi ?

 

Texte

 

On le connaissait
à dix lieues aux environs le père Toine, le gros Toine,
Toine-ma-Fine, Antoine Mâcheblé, dit Brûlot,
le cabaretier de Tournevent [1].

Il avait rendu célèbre
le hameau enfoncé dans un pli du vallon qui descendait vers
la mer, pauvre hameau paysan composé de dix maisons normandes
entourées de fossés et d’arbres.

Elles étaient
là, ces maisons, blotties dans ce ravin couvert d’herbe et
d’ajonc, derrière la courbe qui avait fait nommer ce lieu
Tournevent. Elles semblaient avoir cherché un abri dans ce
trou comme les oiseaux qui se cachent dans les sillons les jours
d’ouragan, un abri contre le grand vent de mer, le vent du large,
le vent dur et sale, qui ronge et brûle comme le feu, desséché
et détruit comme les gelées d’hiver.

Mais le hameau tout
entier semblait être la propriété d’Antoine
Mâcheblé, dit Brûlot, qu’on appelait d’ailleurs
aussi souvent Toine et Toine-ma-Fine, par suite d’une locution dont
il se servait sans cesse :
" Ma Fine est la première de France. "
Sa Fine, c’était son cognac, bien entendu.

Depuis vingt ans,
il abreuvait le pays de sa Fine et de ses Brûlots
[2], car chaque fois qu’on lui demandait :

" Qu’est-ce que j’allons bé, pé Toine ? "

Il répondait
invariablement :
" Un brûlot, mon gendre, ça chauffe la tripe et
ça nettoie la tête ; y a rien de meilleur pour le corps. "
Il avait aussi cette coutume d’appeler tout le monde " mon
gendre ", bien qu’il n’eût jamais eu de fille mariée
ou à marier.

Ah ! oui, on le connaissait
Toine Brûlot, le plus gros homme du canton, et même
de l’arrondissement. sa petite maison semblait dérisoirement
trop étroite et trop basse pour le contenir, et quand on
le voyait debout sur sa porte où il passait des journées
entières, on se demandait comment il pourrait entrer dans
sa demeure. Il y rentrait chaque fois que se présentait un
consommateur, car Toine-ma-Fine était invité de droit
à prélever son petit verre à tout ce qu’on
buvait chez lui.

Son café avait
pour enseigne : " Au Rendez-vous des Amis ", et il était
bien, le pé Toine, l’ami de toute la contrée. On venait
de Fécamp et de Montivilliers pour le voir et pour rigoler
en l’écoutant, car il aurait fait rire une pierre de tombe,
ce gros homme. Il avait une manière de blaguer les gens sans
les fâcher, de cligner de l’œil pour exprimer ce qu’il
ne disait pas, de se taper sur la cuisse dans ses accès de
gaieté qui vous tirait le rire du ventre, malgré vous,
à tous les coups. Et puis c’était une curiosité
rien que de le regarder boire. Il buvait tant qu’on lui en offrait,
et de tout, avec une joie dans son œil malin, une joie qui
venait de son double plaisir, plaisir de se régaler d’abord
et d’amasser des gros sous, ensuite, pour sa régalade.

Les farceurs du pays
lui demandaient :
" Pourquoi que tu ne bé point la mé, pé
Toine ? "
Il répondait :
" Y a deux choses qui m’opposent [3],
primo qu’a l’est salée, et deusio qu’i faudrait la mettre
en bouteille, vu que mon abdomin n’est point pliable pour bé
à c’te tasse-là ".

Et puis, il fallait
l’entendre se quereller avec sa femme ! C’était une telle
comédie qu’on aurait payé sa place de bon cœur.
Depuis trente ans qu’ils étaient mariés, ils se chamaillaient
tous les jours. Seulement Toine, rigolait, tandis que sa bourgeoise
se fâchait. C’était une grande paysanne, marchant à
longs pas d’échassier, et portant sur un corps maigre et
plat, une tête de chat-huant en colère. Elle passait
son temps à élever des poules dans une petite cour,
derrière le cabaret, et elle était renommée
pour la façon dont elle savait engraisser les volailles.

Quand on donnait
un repas à Fécamp chez les gens de la haute, il fallait,
pour que le dîner fût goûté, qu’on y mangeât
une pensionnaire de la mé Toine.

Mais elle était
née de mauvaise humeur et elle avait continué à
être mécontente de tout. Fâchée contre
le monde entier, elle en voulait principalement à son mari.
Elle lui en voulait de sa gaieté, de sa renommée,
de sa santé, de son embonpoint. Elle le traitait de propre
à rien, parce qu’il gagnait de l’argent sans rien faire,
de sapas [4], parce qu’il mangeait
et buvait comme dix hommes ordinaires, et il ne se passait point
de jour sans qu’elle déclarât d’un air exaspéré
 :
" Ca serait-il point mieux dans l’étable à cochons
un quétou [5] comme
ça ? C’est que d’la graisse que ça en fait mal au
cœur ; "

Et elle lui criait
dans la figure :
" Espère, espère un brin ; j’verrons que c’qu’arrivera,
j’verrons bien ! ça crèvera comme un sac à
grain, ce gros bouffi ! "

Toine riait de tout
son cœur en se tapant sur le ventre et répondait :
" Eh ! la mé poule, ma planche, tâche d’engraisser
comme ça d’la volaille. Tâche pour voir. "
Et relevant sa manche sur son bras énorme :
" En v’la un aileron, la mé, en v’là un. "
Et les consommateurs tapaient du poing sur les tables en se tordant
de joie, tapaient du pied sur la terre du sol, et crachaient par
terre dans un délire de gaieté.

La vieille furieuse
reprenait :
" Espère un brin…espère un brin…j’verrons
c’qu’arrivera…ça crèvera comme un sac à
grain… "

Et elle s’en allait
furieuse, sous les rires des buveurs.

Toine, en effet,
était surprenant à voir, tant il était devenu
épais et gros, rouge et soufflant.
C’était un de ces êtres énormes sur qui la mort
semble s’amuser, avec des ruses, des gaietés et des perfidies
bouffonnes, rendant irrésistiblement comique son travail
lent de destruction. Au lieu de se montrer comme elle fait chez
les autres, la gueuse [6],
de se montrer dans les cheveux blancs, dans la maigreur, dans les
rides, dans l’affaissement croissant qui fait dire avec un frisson
 : " Bigre ! comme il a changé ! " elle prenait
plaisir à l’engraisser celui-là, à le faire
monstrueux et drôle, à l’enluminer de rouge et de bleu,
à le souffler, à lui donner l’apparence d’une santé
surhumaine ; et les déformations qu’elle inflige à
tous les êtres devenaient chez lui risibles, cocasses, divertissantes,
au lieu d’être sinistres et pitoyables.

" Espère
un brin, espère un brin, répétait la mère
Toine, j’verrons c’qu’arrivera. "

Il arriva que Toine eut une attaque et tomba paralysé. On
coucha ce colosse dans la petite chambre derrière la cloison
du café, afin qu’il pût entendre ce qu’on disait à
côté, et causer avec les amis, car sa tête était
demeurée libre, tandis que son corps, un corps énorme,
impossible à remuer, à soulever, restait frappé
d’immobilité. On espérait, dans les premiers temps,
que ses grosses jambes reprendraient quelque énergie, mais
cet espoir disparut bientôt, et Toine-ma-Fine passa ses jours
et ses nuits dans son lit qu’on ne retapait qu’une fois par semaine,
avec le secours de quatre voisins qui enlevaient le cabaretier par
les quatre membres pendant qu’on retournait sa paillasse.

Il demeurait gai, pourtant, mais d’une gaieté différente,
plus timide, plus humble, avec des craintes de petit enfant devant
sa femme qui piaillait toute la journée :
" Le v’là, le gros sapas, le v’là le propre à
rien, le faignant, ce gros soûlot ! C’est du propre, c’est
du propre ! "

Il ne répondait plus. Il clignait seulement de l’œil
derrière le dos de la vieille et il se retournait sur sa
couche, seul mouvement qui lui demeurât possible. Il appelait
cet exercice faire un " va-t-au nord ", ou un " va-t-au-sud
".

Sa grande satisfaction maintenant c’était d’écouter
les conversations du café, et de dialoguer à travers
le mur quand il reconnaissait les voix des amis. Il criait :
" Hé, mon gendre, c’est té Célestin ?
"

Et Célestin répondait :
" C’est mé, pé Toine. C’est-il que tu regalopes,
gros lapin ? "

Toine-ma-Fine prononçait :
" Pour galoper, point encore. Mais je n’ai point maigri, l’coffre
est bon. "

Bientôt, il fit venir les plus intimes dans sa chambre et
on lui tenait compagnie, bien qu’il se désolât de voir
qu’on buvait sans lui. Il répétait :
" C’est ça qui me fait deuil, mon gendre, de n’pu goûter
d’ma fine, nom d’un nom. l’reste, je m’en gargarise, mais de ne
point bé ça me fait deuil. "

Et la tête de chat-huant de la mère Toine apparaissait
dans la fenêtre. Elle criait :
" Guètez-le, guètez-le, à c’t’heure, ce
gros faignant, qu’y faut nourrir, qu’i faut laver, qu’i faut nettoyer
comme un porc."

Et quand la vieille avait disparu, un coq aux plumes rouges sautait
parfois sur la fenêtre, regardait d’un œil rond et curieux
dans la chambre, puis poussait son cri sonore. Et parfois aussi,
une des poules volaient jusqu’aux pieds du lit, cherchant des miettes
sur le sol.

Les amis de Toine désertèrent bientôt la salle
du café, pour venir, chaque après-midi, faire la causette
autour du lit du gros homme. Tout couché qu’il était,
ce farceur de Toine, il les amusait encore. Il aurait fait rire
le diable, ce malin-là. Ils étaient trois qui reparaissaient
tous les jours : Célestin Maloisel, un grand maigre un peu
tordu comme un tronc de pommier, Prosper Horslaville, un petit sec
avec un nez de furet, malicieux, futé comme un renard, et
Césaire Paumelle, qui ne parlait jamais, mais qui s’amusait
tout de même.

On apportait une planche de la cour, on la posait au bord du lit
et on jouait aux dominos, pardi, et on faisait de rudes parties,
depuis deux heures jusqu’à six.

Mais la mère Toine devint bientôt insupportable. Elle
ne pouvait point tolérer que son faignant d’homme continuât
à se distraire, en jouant aux dominos dans son lit ; et chaque
fois qu’elle voyait une partie commencée, elle s’élançait
avec fureur, culbutait la planche, saisissait le jeu, le rapportait
dans le café et déclarait que c’était assez
de nourrir ce gros suiffeux [7]
à ne rien faire sans le voir encore se divertir comme pour
narguer le pauvre monde qui travaillait toute la journée.

Célestin Maloisel et Césaire Paumelle courbaient
la tête, mais Prosper Horslaville excitait la vieille, s’amusait
de ses colères.

La voyant un jour plus exaspérée que de coutume,
il lui dit :
" Hé ! la mé, savez-vous c’que j’f’rais, mé,
si j’étais de vous ? "

Elle attendit qu’il s’expliquât, fixant sur lui son œil
de chouette.

Il reprit :
" Il est chaud comme un four vot’homme, qui n’sort point d’son
lit ; Eh ben, mé, j’li f’rais couver des œufs. "

Elle demeura stupéfaite, pensant qu’on se moquait d’elle,
considérant la figure mince et rusée du paysan qui
continua :
" J’y mettrais cinq sous un bras, cinq sous l’autre, l’même
jour que je donnerais la couvée à une poule. ça
naîtrait d’même. Quand ils seraient éclos j’porterais
à vot’poule les poussins de vot’homme pour qu’a les élève.
ça vous en f’rait d’la volaille, la mé ! "

La vieille interdite demanda :
" Ca se peut-il ? "
L’homme reprit :
" Si ça s’peut ? Pourqué que ça ne pourrait
point ? Pisqu’on fait bien couver des œufs dans une boîte
chaude, on peut ben en mett’ couver dans un lit ".

Elle fut frappé par ce raisonnement et s’en alla, songeuse
et calmée.

Huit jours plus tard, elle entra dans la chambre de Toine avec
son tablier plein d’œufs. Et elle dit : " J’viens
d’mett’ la jaune au nid avec dix oeufs. En v’là dix pour
té. Tâche de n’point les casser. "

Toine éperdu ,demanda :
" Qué que tu veux ? "

Elle répondit :
" J’veux qu’tu les couves, propre à rien. "

Il rit d’abord ; puis, comme elle insistait, il se fâcha,
il résista, il refusa résolument de laisser mettre
sous ses gros bras cette graine de volaille que sa chaleur ferait
éclore.

Mais la vieille, furieuse, déclara :
" Tu n’auras point d’fricot [8]
tant que tu n’les prendras point. J’verrons ben c’qu’arrivera. "

Toine, inquiet, ne répondit rien.

Quand il entendit sonner midi, il appela :
" Hé ! la mé, la soupe est-elle cuite ? "

La vieille cria de la cuisine :
" Y a point de soupe pour té, gros faignant. "

Il crut qu’elle plaisantait et attendit, puis il cria, supplia,
jura, fit des " va-t-au-nord et des va-t-au-sud " désespérés,
tapa la muraille à coups de poing, mais dut se résigner
à laisser introduire dans sa couche cinq œufs contre
son flanc gauche. Après quoi, il eut sa soupe.

Quand les amis arrivèrent, ils le crurent tout à
fait mal, tant il paraissait drôle et gêné.

Puis on fit la partie de tous les jours. Mais Toine semblait n’y
prendre aucun plaisir et n’avançait la main qu’avec des lenteurs
et des précautions infinies.

" T’as donc l’bras noué ? " demandait Horslaville.

Toine répondit :
" J’ai quasiment t’une lourdeur dans l’épaule. "

Soudain, on entendit entrer dans le café. Les joueurs se
turent.

C’était le maire avec l’adjoint. Ils demandèrent
deux verres de fine et se mirent à causer des affaires du
pays. Comme ils parlaient à voix basse, Toine Brûlot
voulut coller son oreille contre le mur, et, oubliant ses œufs,
il fit un brusque " va-t-au-nord " qui le coucha sur une
omelette.

Au juron qu’il poussa, la mère Toine accourut, et devinant
le désastre, le découvrit d’une secousse. Elle demeura
d’abord immobile, indignée, trop suffoquée pour parler
devant le cataplasme jaune collé sur le flanc de son homme.

Puis frémissant de fureur, elle se rua sur le paralytique
et se mit à lui taper de grands coups sur le ventre, comme
lorsqu’elle lavait son linge au bord de la mare. Ses mains tombaient
l’une après l’autre avec un bruit sourd, rapides comme les
pattes d’un lapin qui bat le tambour.

Les trois amis de Toine riaient à suffoquer, toussant, éternuant,
poussant des cris, et le gros homme effaré paraît les
attaques de sa femme avec prudence, pour ne point casser encore
les cinq œufs qu’il avait de l’autre côté.

III

Toine fut vaincu. Il dut couver, il dut renoncer aux parties de
dominos, renoncer à tout mouvement, car la vieille le privait
de nourriture avec férocité chaque fois qu’il cassait
un œuf.

Il demeurait sur le dos, l’œil au plafond, les bras soulevés
comme des ailes, échauffant contre lui les germes de volaille
enfermés dans les coques blanches.

Il ne parlait plus qu’à voix basse comme s’il eût
craint le bruit autant que le mouvement, et il s’inquiétait
de la couveuse jaune qui accomplissait dans le poulailler la même
besogne que lui.

Il demandait à sa femme :
" La jaune a-t-elle mangé anuit [9]
 ? "

Et la vieille allait de ses poules à son homme et de son
homme à ses poules, obsédée, possédée
par la préoccupation des petits poulets qui mûrissaient
dans le lit et dans le nid.

Les gens du pays qui savaient l’histoire s’en venaient, curieux
et sérieux, prendre des nouvelles de Toine. Ils entraient
à pas légers comme on entre chez les malades et demandaient
avec intérêt :
" Eh bien ! ça va-t-il ? "

Toine répondait :
" Pour aller, ça va, mais j’ai maujeure
[10] tant que ça m’échauffe.
J’ai des frémis [11]
qui me galopent sur la peau. "

Or, un matin, sa femme entra très émue et déclara
 :
" La jaune en a sept. Y avait trois œufs de mauvais. "

Toine sentit battre son cœur. Combien en aurait-il, lui ?
Il demanda :
" Ce sera tantôt ? " avec une angoisse de femme
qui va devenir mère.

La vieille répondit d’un air furieux, torturée par
la crainte d’un insuccès :
" Faut croire ! "

Ils attendirent. Les amis prévenus que les temps étaient
proches arrivèrent bientôt, inquiets eux-mêmes.

On en jasait dans les maisons. On allait s’informer aux portes
voisines.

Vers trois heures, Toine s’assoupit. Il dormait maintenant la moitié
des jours. Il fut réveillé soudain par un chatouillement
inusité sous le bras droit. Il y porta aussitôt la
main gauche et saisit une bête couverte de duvet jaune, qui
remuait dans ses doigts.

Son émotion fut telle, qu’il se mit à pousser des
cris, et il lâcha le poussin qui courut sur sa poitrine. Le
café était plein de monde. Les buveurs se précipitèrent,
envahirent la chambre, firent cercle comme autour d’un saltimbanque,
et la vieille étant arrivée cueillit avec précaution
la bestiole blottie sous la barbe de son mari.

Personne ne parlait plus. C’était par un jour chaud d’avril.
On entendait par la fenêtre ouverte glousser la poule jaune
appelant ses nouveaux-nés.

Toine, qui suait d’émotion, d’angoisse, d’inquiétude,
murmura :
" J’en ai encore un sous le bras gauche, à c’t’heure.
"

Sa femme plongea dans le lit sa grande main maigre, et ramena un
second poussin, avec des mouvements soigneux de sage-femme.

Les voisins voulurent le voir. On se le repassa en le considérant
attentivement comme s’il eût été un phénomène.

Pendant vingt minutes, il n’en naquit pas, puis quatre sortirent
en même temps de leurs coquilles.

Ce fut une grand e rumeur parmi les assistants. Et Toine sourit,
content de son succès, commençant à s’enorgueillir
de cette paternité singulière. On n’en avait pas souvent
vu comme lui, tout de même ! C’était un drôle
d’homme vraiment !

Il déclara :
" Ca fait six. Nom de nom, qué baptême ! "

Et un grand rire s’éleva dans le public. D’autres personnes
emplissaient le café. D’autres encore attendaient devant
la porte. On se demandait :
" Combien qu’i en a ? "
- Y en a six. "

La mère Toine portait à la poule cette famille nouvelle,
et la poule gloussait éperdument, hérissait ses plumes,
ouvrait les ailes toutes grandes pour abriter la troupe grossissante
de ses petits.

" En v’là encore un ! " cria Toine.

Il s’était trompé, il y en avait trois ! Ce fut un
triomphe ! Le dernier creva son enveloppe à sept heures du
soir. Tous les œufs étaient bons ! Et Toine, affolé
de joie, délivré, glorieux, baisa sur le dos le frêle
animal, faillit l’étouffer avec ses lèvres. Il voulut
le garder dans son lit, celui-là, jusqu’au lendemain, saisi
par une tendresse de mère pour cet être si petiot qu’il
avait donné à la vie ; mais la vieille l’emporta comme
les autres sans écouter les supplications de son homme.

Les assistants, ravis, s’en allèrent en devisant de l’événement,
et Horslaville, resté le dernier, demanda :
" Dis donc, pé Toine, tu m’invites à fricasser
l’premier pas vrai ?"

A cette idée de fricassée, le visage de Toine s’illumina,
et le gros homme répondit :
" Pour sûr que je t’invite, mon gendre ".

Maupassant, Contes et Nouvelles, 1885

1. lieu imaginaire ;
2. eau-de-vie ;
3. m’en empêchent ;

4. mot signifiant sans doute
" gourmand " puis " sale " ;

5. un porc en dialecte normand.

6. la coquine.
7. vient de " suif ",
graisse animale. Ici, très gras ;

8. ragoût ;
9. aujourd’hui ;
10. démangeaison
 ;

11. frissons, fourmis.

 
Directeur de publication :
A. David
Secrétaire de rédaction :
C. Dunoyer

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