De la découverte de la LittéraTube à la création de vidéopoèmes
par Françoise Cahen, professeure au lycée M.Perret à Alfortville
Niveau(x) : Première, transposable à d’autres niveaux Durée : deux heures en classe et création de vidéos en dehors de la classe Objectifs : -Analyser des formes nouvelles de poésie sur YouTube et enrichir l’approche du Parcours au programme -Créer des vidéopoèmes personnels en se fondant sur l’analyse de ces vidéos en expérimentant une création hybride Contexte :
Supports :
Outils numériques :
Démarches et activités :
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Détail de l’activité
On annonce d’emblée aux élèves que l’objectif sera pour eux de créer leur propre vidéopoème en s’inspirant des œuvres que nous allons leur montrer.
En classe, nous commençons par projeter deux vidéos de Milène Tournier, issues de sa série « Je t’aime comme… », qui mettent en scène des pérégrinations poétiques dans la ville : celle-ci devient une gigantesque réserve de comparaisons, pour revisiter le motif de la déclaration amoureuse. Chaque épisode met en scène un élément urbain précis, dont il accumule les images : du parking de supermarché au kebab, en passant par l’échangeur autoroutier ou la cabine d’ascenseur. Pour Milène Tournier, il s’agit de « collectiviser » la déclaration d’amour, de la sortir du duel. Une intention collective s’exprime parfois directement dans ses vidéos comme dans « Je t’aime comme une chambre universitaire » où l’habitat commun lui-même devient la figure d’amplification de l’amour, dans une forme de lyrisme naïf réinventé, fait de matériaux urbains bruts. Sa démarche est inspirée de Georges Perec, il s’agit de revisiter « le banal, le quotidien, l’évident, le commun, l’ordinaire, l’infraordinaire, le bruit de fond, l’habituel »1.
Les élèves relèvent les procédés qui structurent la série : des prises de vues de la ville non pas esthétiques mais ordinaires, des anaphores « Je t’aime comme », l’absence de rimes, un phrasé assez neutre, une esthétique accumulative.
Ensuite, nous projetons deux vidéos d’Anh Mat, issues de sa série « Les heures miroirs » : sa voix est davantage marquée par une mélancolie personnelle, où les élèves reconnaissent certaines postures du poète romantique, notamment dans « Une voix venue du fleuve » la prise de vue d’un paysage avec un horizon lointain, du haut d’une tour, qui leur fait penser au Voyageur contemplant une mer de nuages de Friedrich. L’auteur se projette dans le paysage « Je suis le fleuve, je suis le fleuve là, derrière le rideau entrouvert, le fleuve couleur bouillon de soupe », jouant sur le verbe être et le verbe suivre. Utilisant le grain de sa voix aux accents intimes, Anh Mat cultive dans ses vidéos un lien très étroit avec la ville, ses fantômes, et les silhouettes des autres comme autant d’autres « lui-mêmes ». Les élèves constatent que les images d’Anh Mat sont plus esthétiques et marquées par des états d’âmes personnels ; mais ils trouvent des points communs avec les vidéos précédentes de Milène Tournier : la promenade dans la ville, l’idée d’y glaner des objets de rêverie décalés.
Enfin, nous projetons des vidéos de Gracia Bejjani, issues de sa série « Instantanés » : les élèves voient qu’il s’agit d’un format encore plus court, autour d’une minute, dans cette série ; l’autrice tire de la vie quotidienne des propos entendus dans des lieux urbains divers, prononcés par des inconnus, qui en dehors de leur contexte et projetés sur des images décalées, ont soudain une portée plus onirique ou existentielle. Les images de Gracia Bejjani, comme celles d’Anh Mat ont une dimension plus exotique ; mais les trois auteurs ont pour point commun de s’appuyer sur des images du quotidien pour construire leurs vidéopoèmes.
Nous discutons justement des points communs entre ces œuvres et notre thème de parcours « la boue et l’or » : les élèves font la relation entre des réalités du quotidien a priori antipoétiques (comme les trajets sur la route du travail que l’on voit dans les vidéos d’Anh Mat, ou des boutiques populaires comme les kebabs dans les vidéos de Milène Tournier) et leur transposition dans une œuvre poétique qui ne correspond pas aux codes du langage ordinaire.
Nous faisons ensuite une liste des idées que nous pouvons reprendre, au choix, pour écrire nos propres vidéopoèmes :
- S’inspirer d’images du quotidien, sous formes de photos ou de vidéos
- Suivre une sorte de déambulation
- Prendre au choix un ton neutre ou plus personnel
- Utiliser ou non une musique (je conseille aux élèves un site de musiques libres de droits comme https://www.musicscreen.be/ )
- Utiliser (ou pas) des phrases entendues dans la vie
- Trouver des tournures de phrases assorties à certaines images
- Utiliser (ou pas) une anaphore qui structure le poème
- Eviter les rimes
Les élèves, dans la dernière partie de la séance, font une première esquisse de leur projet en sélectionnant les idées qui leur ont plu davantage, éventuellement en commençant à écrire certaines phrases de leur propre vidéopoème.
Ensuite, la phase de réalisation du projet lui-même sera conduite individuellement ou par deux pendant les vacances de février. Les élèves pourront utiliser au choix un logiciel de diaporama ou une vidéo. Il n’y a pas d’obligation d’ajouter du son à la vidéo. Je remarque que de nombreux élèves sont beaucoup plus habiles que leur professeure pour le montage vidéo et sont très contents du travail qui leur est donné. Les résultats sont très beaux. En voici quelques exemples. Les élèves ne souhaitent pas que leur travail soit montré aux autres dans la classe, parce qu’il s’agit de textes trop personnels. Ils me permettent cependant de les partager ici.
- La vidéo d’Inès
On remarque qu’Inès a joué sur l’expression « L’heure tourne » pour créer un mouvement de caméra circulaire, qui est très réussi, ainsi qu’un refrain.
- La vidéo de Mélanie
Le ton très intime n’est pas sans faire penser à Anh Mat, mais la poétique de Mélanie est presque mallarméenne. Les prises de vues personnelles de sa propre ville montrent un regard original et sensible.
- La vidéo de Rayane
Rayane a repris l’idée d’une anaphore pour structurer sa création, comme Milène Tournier, mais il utilise des vidéos de paysages virtuels vertigineux, qui donnent une dimension existentielle au thème de l’hésitation, tout comme son texte, qui accumule les hésitations les plus insignifiantes avec les plus graves, dans un bel effet d’inventaire.
Je note les œuvres créées par les élèves, car ils y tiennent beaucoup, d’une façon assez généreuse, mais surtout, comme ce sont des envois par courriel, je réponds à chacun de façon très personnalisée pour dire à chaque fois ce que j’ai spécialement apprécié dans la vidéo et bien sûr souligner aussi les petites imperfections. Cette activité créative a beaucoup plu aux élèves en général. Il me semble qu’elle a permis à chacun d’avoir un rapport à l’écriture différent de celui qu’on met en œuvre habituellement en cours de français, où dominent les écrits purement scolaires. On pourrait imaginer sur cette activité un partenariat avec le professeur d’arts plastiques si c’est une option choisie par les élèves.
Pour en connaître davantage sur la LittéraTube et les vidéopoèmes, il existe un excellent ouvrage de Gilles Bonnet : Pour une poétique numérique, aux éditions Hermann (2017). Signalons également ce colloque en ligne : « La LittéraTube, une nouvelle écriture ? » (https://www.fabula.org/colloques/sommaire6252.php)