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Présenter une séquence autour d’un corpus hybride dans le descriptif en vue de l’oral du baccalauréat

26 / 04 / 2018 | le GREID Lettres

par Françoise Cahen, professeur au lycée M. Perret à Alfortville


Exemple d’intégration de deux œuvres atypiques dans des groupements de textes : La rameuse qui se pose des questions de Jean-Charles Massera https://soundcloud.com/jean-charles-massera/la-rameuse-qui-se-pose-des-questions , et Je vous emmène d’Éric Reinhardt. https://www.operadeparis.fr/3e-scene/je-vous-emmene Cette démarche fait également écho à d’autres présentations de séquences qui intégraient des œuvres numériques.
-http://lettres.ac-creteil.fr/spip.php?article1948
-http://lettres.ac-creteil.fr/spip.php?article1981
-http://lettres.ac-creteil.fr/spip.php?article1969

Niveau(x) :

Première

Durée 

trois semaines environ pour chaque groupement de textes

Objectifs 

• Prendre en compte les nouveaux supports utilisés par les auteurs contemporains, quand ils « sortent du livre » et continuent pourtant de faire œuvre littéraire.
• Intégrer ces œuvres dans le descriptif du bac sans qu’elles posent de difficultés supplémentaires aux candidats.
• Croiser la lecture de ces œuvres avec des textes plus traditionnels.
• Répondre aux problématiques de séquence en se fondant sur l’analyse des images, des sons, autant que celle des phrases.

Supports

Groupement sur la place des femmes dans la société :
• Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, tome II, 1949 de « On ne naît pas femme », à « impérieusement insufflée »
• Virginie Despentes, King-Kong Théorie, 2006, de « On peut s’étonner » à « On se côtoyait moins, c’est tout » 2006
• Olympe de Gouges, Les droits de la femme et de la citoyenne, 1791 de « Homme, es-tu capable.. ? » à « n’ordonnent pas »
• Jean-Charles Massera La rameuse qui se pose des questions , 2014

Groupement sur les scènes de première rencontre :
• Stendhal Le Rouge et le Noir, la rencontre de Julien Sorel et de Mme de Rênal, (1830) de « Avec la vivacité » à « vous savez le latin ? »
Le Lys dans la vallée, Balzac (la scène du bal)
L’éducation sentimentale, Flaubert (la rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux)
• Je vous emmène , Eric Reinhardt, 2015. (une œuvre hybride en ligne, un court métrage littéraire mêlant danse, littérature, musique sur le site de l’opéra de Paris : https://www.operadeparis.fr/3e-scene/je-vous-emmene
Textes complémentaires : L’extrait de Cendrillon (2007) dont Eric Reinhardt s’est inspiré pour « Je vous emmène » et une nouvelle de Villiers de l’Isle-Adam importante dans l’imaginaire du romancier L’inconnue

Outils numériques

-Padlet
- Vidéo-projecteur et connexion internet

Démarches et activités 

• La lecture analytique de ces nouveaux supports 
• Le croisement de ces nouveaux supports avec des textes traditionnels
• L’intégration de ces œuvres sur le descriptif du bac 

Apport spécifique du numérique

Les deux œuvres atypiques étudiées ne sont disponibles qu’en ligne : il s’agit donc d’explorer les territoires de la littérature numérique, qui questionne plus largement les nouvelles formes littéraires contemporaines.

Analyse détaillée de l’intégration des deux œuvres hybrides dans les séquences

• En quoi ces œuvres sont elles-mêmes « hybrides » ?
Le court-métrage expérimental Je vous emmène créé par Eric Reinhardt est en ligne sur le site de la « Troisième scène » de l’Opéra de Paris. Ce film de 8 minutes 50 associe la danse de Marie-Agnès Gillot, la musique contemporaine de Sébastien Roux, la voix de Laurent Poitrenaux. Je vous emmène est aussi la réécriture d’un extrait du roman Cendrillon, écrit en 2007. Il s’agit de la scène de rencontre entre l’un des quatre héros du livre, le trader Laurent Dahl et une cantatrice mystérieuse, dans le wagon d’un train. Le personnage masculin manque piteusement la rencontre de sa vie, parce qu’il ne saisit pas le moment décisif qui s’offre à lui, alors même qu’il est pleinement conscient de l’importance de l’instant, saisi par une hésitation médiocre et tragique à la fois. Ce passage de Cendrillon constitue donc une variation sur le topos romanesque de la rencontre. Le phrasé du récit lu par le comédien est donc tout à fait classiquement romanesque, littéraire, tandis que la mise en scène et la danse sont très symboliques, l’utilisation du son et de la musique très particuliers également, ne pouvant être associés par les élèves à tout autre film vu jusqu’ici. « La rameuse qui se pose des questions » de Jean-Charles Massera est à l’origine une performance dans le parc Jean-Jacques Rousseau, dans le cadre d’une résidence d’artiste. Des comédiens dispersés dans le parc, sous l’apparence de promeneurs ordinaires, prenaient à partie les visiteurs sur des sujets de société, dans de longs monologues : l’ensemble de l’œuvre s’appelant « le parc des distanciations ». L’artiste a ensuite transformé ces performances en vidéos, en pièces sonores podcastées, en vignettes-vidéos et en dessins, multipliant les formats et les supports, pour soutenir la même thèse. Seules les vidéos des performances intégrales ne se trouvent pas sur internet. Pour regrouper les multiples formes numériques en ligne issues de la performance initiale, j’ai l’idée de les fixer sur un Padlet : https://fr.padlet.com/francoisecahen/rameuse J’y rassemble aussi les images de référence qui peuvent aider mes élèves à comprendre les clins d’œil artistiques de l’auteur à la peinture impressionniste.


• L’intégration des œuvres dans les séquences :
Les lectures analytiques de ces œuvres se font de manière assez semblable à celles de nos textes plus traditionnels : on part des impressions des élèves pour dégager les axes de lecture de l’ensemble de la classe. Comme il s’agissait dans les deux cas des œuvres les plus contemporaines de la séquence, je les ai étudiées en fin de groupement de textes. Nous avons pu envisager Je vous emmène d’Eric Reinhardt dans le cadre de l’objet d’étude des réécritures, en comparant le texte du passage équivalent dans son roman Cendrillon à celui du court métrage expérimental. Un travail que les élèves ont pu faire d’emblée était de surligner dans la photocopie de Cendrillon les paroles conservées dans Je vous emmène. Puis nous avons pu nous interroger sur la plus-value de la mise en scène et de la musique. La trajectoire rectiligne de Marie-Agnès sur la scène de l’Opéra complètement vide a évoqué aux élèves les rails du train et son éloignement inéluctable leur a semblé avoir une dimension tragique. Les chœurs ressemblent à une musique d’église : les élèves y ont vu une mise en valeur d’un moment sacré dans la vie du personnage. L’œuvre a permis toute une réflexion sur le temps : puisque le héros anticipe, angoissé, le moment fatidique du « franchissement » dans cette rencontre, et finalement manque complètement la seconde précise où sa chance lui est donnée, quand il lui faut répondre au très performatif « Je vous emmène ». L’œuvre entière semble une sorte d’allongement de cet instant de bascule. La lecture analytique de l’œuvre de Jean-Charles Massera a donné lieu à un compte-rendu des premières impressions des élèves en direct sur le Padlet dédié. Nous avons regardé les documents complémentaires pour repérer les allusions à la peinture impressionniste, qui illustre les propos du personnage à propos de la femme vue comme un motif dans la peinture : « Je fais un peu paysage » dit-elle... Le statut énonciatif du monologue, très proche de ce qu’on peut imaginer d’un monologue intérieur, a posé question aux élèves. L’aspect argumentatif du discours a donné lieu à un relevé des arguments et des exemples utilisés. Nous nous sommes ensuite interrogés sur la diversité des supports de l’œuvre de Massera : toutes ces versions de la performance originelle sont-elles encore la même œuvre ?

Synthèse des travaux sur Je vous emmène


• Le croisement de ces œuvres avec les textes du groupement
Je vous emmène d’Eric Reinhardt ne pose aucun problème de confrontation avec les textes plus traditionnels du groupement composé de scènes classiques de première vue. On y retrouve toutes les étapes décrites par Jean Rousset dans son essai Et leurs yeux se rencontrèrent : le phrasé de l’acteur qui lit le texte est très romanesque. La littérarité de la langue est évidente pour les élèves, pourtant très étonnés par le film qui ne ressemble vraiment pas à ce qu’ils ont déjà vu auparavant. Mais justement, de leur étonnement, naissent les observations les plus intéressantes : comment interpréter la démarche de recul si rectiligne de la danseuse alors qu’on attendait d’une étoile de l’opéra qu’elle fasse des figures plus spectaculaires ? Les élèves, face à l’inattendu, se mettent à poser naturellement les bonnes questions. L’œuvre de Jean-Charles Massera peut sembler a priori aux yeux des élèves moins littéraire, notamment à cause de l’usage de mots très familiers. Certains d’entre eux sont sensibles aux registres de langue, qui selon eux détermineraient la littérarité d’un texte, et il faut parfois leur montrer des textes de Rabelais ou de Céline pour déconstruire leurs idées reçues en la matière. Pourtant, les lycéen.ne.s soulignent aussi l’existence de références culturelles de poids dans le discours de la rameuse, conviennent qu’il ne s’agit pas d’un court métrage futile, et comparent finalement très bien le registre de l’auteur avec celui de Virginie Despentes dans King Kong théorie, dont nous avons également étudié un extrait : les deux auteurs ménagent des contrastes dans les niveaux de langue utilisés. Les élèves sont poussés à s’interroger sur ces choix.

• L’intégration de ces œuvres dans le descriptif du bac
Comme je l’avais déjà fait auparavant pour J’te dérange ? non non , une autre œuvre sonore de Jean-Charles Massera, ou pour Déprise de Serge Bouchardon, j’ai encore eu cette fois quelques difficultés pour intégrer ces œuvres dans mon descriptif. Bien sûr, j’ai mentionné le lien avec les œuvres elles-mêmes pour que l’examinateur les consulte en amont, mais il fallait aussi que le lycéen ait un support pour préparer sa lecture analytique. Je fais donc des montages de photos avec les images des films, et je transcris toute l’œuvre par écrit, ce qui la dénature, surtout dans le cas de Jean-Charles Massera, où la langue est profondément orale, et pas du tout de « l’écrit lu » comme dans le cas d’Éric Reinhardt. Je remarque que les élèves ont été plus souvent interrogés sur ces œuvres atypiques que lorsque j’ai commencé à intégrer il y a quelques années des œuvres de littérature numérique dans mes groupements. Alors que seuls deux lycéens en rupture scolaire, n’ayant pas sur eux leurs descriptifs, avaient été interrogés à l’époque sur Déprise, ce sont des élèves aux profils plus ordinaires qui sont dorénavant interrogés sur les œuvres « hors du livre ». Il est à remarquer qu’une lycéenne a obtenu 19 à son explication du film d’Éric Reinhardt, alors même qu’elle ne pouvait pas le projeter et qu’elle ne disposait que de pauvres photocopies. J’espère donc vraiment qu’au fil des ans, il sera possible de disposer à l’oral du baccalauréat d’un système de projection, pour favoriser l’étude de ces œuvres innovantes, riches et stimulantes pour les élèves. L’autre idée que j’aimerais développer est la formation des enseignants : pour que les professeurs de lettres acceptent d’interroger plus facilement les élèves sur ces œuvres atypiques, il est nécessaire de les leur présenter en formation.

Qu’apporte à nos élèves un travail sur ce type de corpus inattendu, en termes de compétences ?
 Tout d’abord, ces choix permettent une réelle réflexion sur la littérarité des œuvres : en quoi, sortant du livre, celles-ci peuvent appartenir malgré tout à la littérature ? Les lycéens conviennent très facilement d’un travail particulier sur leurs nouvelles formes, étonnantes, mais ils réfléchissent aussi à leur fonction « dérangeante » : le spectateur ou l’auditeur est tiré de ses habitudes pour s’interroger véritablement, sur la condition féminine dans l’œuvre de Jean-Charles Massera, ou sur la rencontre amoureuse pour le film d’Éric Reinhardt. Les élèves s’interrogent ainsi sur les limites de la littérature. Est-ce qu’une œuvre littéraire doit être belle, ou bien doit-elle plutôt perturber le lecteur/spectateur ? Est-ce encore danser que reculer en ligne droite sur demi-pointe ? Peut-on faire de la littérature avec une langue aux tournures familières ? Ces polémiques qui instaurent dans la classe un vrai débat permettent aux élèves de déplacer leurs représentations de l’art en général -parfois convenues- et de réfléchir sur les frontières de la littérature.
Ensuite, ces corpus sont bien sûr très stimulants pour exercer toutes les compétences d’analyse de nos élèves : face à l’inattendu, ce sont des questionnements spontanés qui sont souvent plus pertinents, plus aiguisés, qui surgissent dans la classe. La lecture de ces œuvres combine à la fois analyse sonore, analyse textuelle, lecture d’image. Ces œuvres demandent des capacités de lecture elles-mêmes hybrides que nos élèves mobilisent par ailleurs dans leur vie quotidienne, quand ils surfent sur internet. Le repérage de références littéraires ou picturales implicites est aussi une compétence que demande ce type d’œuvres. Nous avons fait souvent appel à des capacités de comparaison au cours de ces séquences. Et c’est justement parce que ces œuvres font appel à des compétences de lecture particulièrement aiguës qu’elles sont aussi profondément littéraires.
 

 
Directeur de publication :
A. David
Secrétaire de rédaction :
C. Dunoyer

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